Aller au contenu

Page:Dumas - Mes mémoires, tome 8.djvu/275

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
272
MÉMOIRES D’ALEX. DUMAS

de rendre justice à son cassis et à son curaçao ; ils étaient excellents.

Il est vrai que nous prîmes deux verres de chaque liqueur, pour nous assurer qu’elle était de bonne qualité.

Puis, comme l’heure pressait, nous dîmes à notre nouvel ami la phrase consacrée par le roi Dagobert : « Il n’y a si bonne compagnie qui ne se quitte, » et nous exprimâmes le désir de nous rendre au bateau.

Carré voulut nous faire jusqu’au bout les honneurs de sa ville natale. Il s’offrit pour nous accompagner. Nous acceptâmes.

Bien nous en prit. Nous avions été mal renseignés sur le tarif des places : il s’en fallait de neuf francs que nous n’eussions la somme nécessaire à notre transport par eau.

Carré tira majestueusement dix francs de sa poche, et les remit à Bixio. — Notre dette avait atteint un maximum de quarante francs.

Il nous restait vingt sous pour notre nourriture à bord du bateau. C’était modeste ; mais, enfin, avec vingt sous entre quatre, on ne meurt pas de faim.

Puis la Providence n’était-elle point là ? L’un de nous ne pouvait-il pas aussi rencontrer son Carré ?

En attendant cette nouvelle manifestation de la Providence, nous serrâmes tour à tour le Carré de Bixio entre nos bras, et nous passâmes du quai sur le bateau.

Il était temps : la cloche sonnait le départ, et le bateau se mettait en mouvement.

Les adieux se prolongèrent tant que nous pûmes nous voir. Carré brandissait sa casquette de loutre, nous agitions nos mouchoirs de poche. Il n’y a rien de tel que les nouvelles amitiés pour être tendres ! Enfin, un moment vint où, si visibles que fussent Carré et sa casquette, tous deux disparurent à l’horizon.

Nous commençâmes alors nos investigations sur le bateau ; mais, après avoir pris le signalement de chaque passager, nous fûmes obligés de reconnaître que, pour le moment du moins, la Providence nous faisait défaut. Cette certitude amena parmi nous une tristesse d’autant plus grande que chaque estomac,