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Page:Dumas - Mes mémoires, tome 9.djvu/14

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MÉMOIRES D’ALEX. DUMAS

— Et, si vous n’avez pas un ami assez votre ami pour vous rendre ce service ?

— Ah ! dans ce cas, ce sera fini, et ze vous azoure que ze n’écrirai plous oune note de mousique !

Hélas ! l’ami ne s’est pas trouvé, et Rossini a tenu son serment.

J’avais médité ces paroles de l’illustre maestro pendant le quatrième et le cinquième acte de Robert, et, après le cinquième acte, j’étais passé au théâtre pour demander à Nourrit s’il n’était pas blessé.

Je portais une grande amitié à Nourrit, et, de son côté, Nourrit m’aimait beaucoup. C’était non-seulement un artiste éminent que Nourrit, mais encore un charmant homme ; il n’avait qu’un défaut : lorsque vous lui faisiez compliment sur son jeu ou sur sa voix, il vous écoutait mélancoliquement, et vous répondait en vous posant la main sur l’épaule :

— Ah ! mon ami, je n’étais pas né pour être un chanteur ou un comédien !

— Bon ! et pourquoi donc étiez-vous né ?

— J’étais né pour monter, non pas sur un théâtre, mais dans une chaire.

— Dans une chaire ?

— Oui.

— Et que diable auriez-vous fait dans une chaire ?

— J’eusse dirigé l’humanité dans le sentier du progrès… Oh ! vous me jugez mal ; vous ne me connaissez pas sous ma véritable face.

Pauvre Nourrit ! il avait bien tort de vouloir être ou paraître autre chose que ce qu’il était : il était si charmant comme artiste ! si digne, si noble, si aimant comme homme privé !

Il avait pris la révolution de 1830 au plus grand sérieux, et, pendant trois mois, il avait paru, tous les deux jours, sur le théâtre de l’Opéra en garde national, chantant la Marseillaise, un drapeau à la main.

Par malheur, son patriotisme était plus solide que sa voix ; il s’était brisé la voix à cet exercice. C’est parce que cette voix