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Page:Dumas - Mes mémoires, tome 9.djvu/17

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MÉMOIRES D’ALEX. DUMAS

s’était inspiré de lui, et avait, par attouchement, augmenté sa force, sans diminuer celle du grand artiste.

Frédérick était alors dans toute la fougue de son talent. Inégal comme Kean, — dont il devait deux ou trois ans plus tard reproduire la personnalité, — sublime comme lui, il avait au même degré les qualités, et à un degré inférieur les défauts qu’il a aujourd’hui.

Dans les relations de la vie, c’était le même homme, difficile, insociable, quinteux, que nous retrouvons aujourd’hui. D’ailleurs, homme de bon conseil, s’occupant, dans les améliorations qu’il propose, autant de la pièce que de son rôle, autant de l’auteur que de lui-même.

Il avait été admirable aux répétitions. À la représentation, il fut prodigieux ! Je ne sais pas où il avait étudié ce joueur sur une grande échelle qu’on appelle l’ambitieux ; — où les hommes de génie étudient ce qu’ils ne peuvent connaître que par le rêve : dans leur cœur.

Près de Frédérick, Doligny fut excellent dans le rôle de Tompson. — C’est au souvenir que j’avais gardé de lui dans ce rôle que le pauvre garçon dut, plus tard, le triste avantage d’être associé à ma mauvaise fortune.

Delafosse, qui jouait Mawbray, eut des moments de véritable supériorité. Un de ces moments-là fut celui où il attend au coin d’un bois et pendant un effroyable orage, le passage de la chaise de poste dans laquelle Tompson enlève Jenny. Un accident qui pouvait accrocher et faire verser la pièce, à cet endroit, fut paré par sa présence d’esprit. Mawbray doit tuer Tompson d’un coup de feu ; pour plus de sûreté, Delafosse avait pris deux pistolets ; véritables pistolets de théâtre, loués chez un armurier, ils ratèrent tous les deux ! Delafosse ne perdit point la tête ; il fit semblant de tirer un poignard de sa poche, et tua d’un coup de poing Tompson, à qui il n’avait pu brûler la cervelle.

Mademoiselle Noblet fut charmante de tendresse, d’amour, de dévouement et surtout de poésie. Dans la dernière scène, elle subit à ce point l’influence de Frédérick, qu’elle jeta des cris, non pas de terreur feinte, mais de véritable épouvante.