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Page:Dumas - Mes mémoires, tome 9.djvu/18

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MÉMOIRES D’ALEX. DUMAS

La fable avait pris, pour elle, toutes les proportions de la réalité.

Cette dernière scène était une des choses les plus terribles que j’aie vues au théâtre. Lorsqu’à Jenny, qui lui demandait : « Qu’allez-vous faire ? » Richard répondit : « Je n’en sais rien ; mais priez Dieu ! » un immense frisson courut par toute la salle, et un murmure de crainte, poussé par toutes les poitrines, devint un véritable cri de terreur.

À la fin du second acte, Harel était monté à mon avant-scène. — J’avais la grande avant-scène de droite, et, de cette place, j’assistais à la représentation comme un étranger. — Harel, dis-je, était monté pour me supplier de me nommer avec Dinaux : on sait que c’était le nom que prenaient, au théâtre, Goubaux et Beudin. Je refusai.

Pendant le troisième acte, il remonta, accompagné, cette fois, de mes deux collaborateurs, et muni de trois billets de banque de mille francs chacun.

Goubaux et Beudin, bons et excellents cœurs de frères, venaient m’inviter à me nommer seul. J’avais tout fait, disaient-ils, et mon droit au succès était incontestable.

J’avais tout fait ! — hors de trouver le sujet, hors de trouver les jalons de développement, hors d’exécuter la scène capitale, enfin, entre le roi et Richard, scène que j’avais complètement ratée.

Je les embrassai, et je refusai.

Harel m’offrit les trois mille francs. Il était mal venu : j’avais les larmes aux yeux, et je tenais les mains de mes deux amis dans chacune des miennes.

Je refusai, mais je ne l’embrassai pas.

La toile tomba au milieu d’applaudissements frénétiques. On redemanda Richard ; puis, derrière Richard, Jenny, Tompson, Mawbray, tout le monde.

Je profitai de ce que les spectateurs étaient encore enchaînés à leurs places pour sortir et gagner la porte de communication. Je voulais, à leur rentrée dans les coulisses, recevoir les acteurs dans mes bras.