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Page:Dumas - Mes mémoires, tome 9.djvu/25

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MÉMOIRES D’ALEX. DUMAS

talent. Vernet était plus qu’un peintre célèbre : c’était une chose nationale répondant, comme artiste, au même besoin d’opposition qui commençait à faire, comme poëtes, la réputation de Béranger et de Casimir Delavigne.

Il logeait rue de la Tour-des-Dames. Tout ce quartier venait de sortir de terre ; c’était la ville des artistes : Talma, mademoiselle Mars, mademoiselle Duchesnois, Arnault logeaient là. On appelait ce quartier la Nouvelle-Athènes.

Tout cela faisait de l’opposition à qui mieux mieux : mademoiselle Mars avec ses violettes, M. Arnault avec ses fables, Talma avec sa perruque de Sylla, Horace Vernet avec ses cocardes tricolores, mademoiselle Duchesnois avec ce qu’elle pouvait.

Une consécration manquait à la popularité d’Horace Vernet, il l’obtint, c’est-à-dire qu’il fut nommé directeur de l’École française de Rome. Peut-être était-ce un moyen de l’éloigner de Paris. Au reste, l’exil, si c’en était un, ressemblait si fort à un honneur, que Vernet accepta avec joie.

La critique grogna bien un peu : — c’était le moment d’élever la voix ! — les uns, sur ce ton rauque, les autres sur ce ton glapissant, qui composent les deux notes particulières aux envieux, crièrent que c’était un peu bien risqué d’envoyer à Rome le propagateur des cocardes tricolores, que c’était un peu bien hardi de mettre en face les uns des autres Montmirail et la Transfiguration, Horace Vernet et Raphaël ; mais ces voix se perdirent dans l’acclamation universelle qui salua l’honneur rendu à notre peintre national.

Ce n’étaient point les ennemis de Vernet qui devaient récriminer : c’étaient ses amis qui devaient avoir peur.

En effet, en se trouvant en face des chefs-d’œuvre du xvie siècle, Horace Vernet comme Raphaël, introduit dans la chapelle Sixtine par Bramante, fut pris du frisson du doute. Toute son éducation de peintre fut remise en question par lui-même. Il crut s’être trompé pendant trente ans de sa vie ; — à trente-deux ans, il y avait déjà trente ans qu’Horace était peintre ! — Il se demanda si, au lieu de ces bonshommes d’un pied, vêtus de la capote militaire et du schako, il n’était pas destiné à