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Page:Dumas - Mes mémoires, tome 9.djvu/31

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MÉMOIRES D’ALEX. DUMAS

de terreur où le patient apercevra l’échafaud, que Delaroche choisira. Non, la victime résignée passera, en descendant un escalier, devant la fenêtre de l’évêque de Londres, s’agenouillera les yeux baissés et recevra la bénédiction que lui donneront deux mains blanches, aristocratiques et tremblantes, passant à travers les barreaux de cette fenêtre.

S’il peint l’assassinat du duc de Guise, ce n’est pas le moment de la lutte qu’il va choisir, ce n’est pas cette seconde suprême où les figures se contractent dans les crispations de la colère, dans les convulsions de l’agonie ; où les mains déchirent les chairs, et arrachent les cheveux ; où les cœurs boivent la vengeance et les poignards le sang. Non, c’est le moment où tout est fini, où le duc de Guise est couché mort au pied du lit, où les poignards et les épées sont essuyées, où les manteaux ont caché les déchirures du pourpoint, où les meurtriers ouvrent la porte à l’assassin, et où Henri III, pâle, tremblant, entre, recule en entrant, et murmure : « Mais cet homme avait donc dix pieds ?… Je le trouve encore plus grand couché que debout, mort que vivant ! »

Enfin, s’il peint les enfants d’Édouard, le moment qu’il choisit n’est point celui où les bourreaux de Richard III se précipitent sur les pauvres innocents, et étouffent leurs cris et leur vie sous les matelas et les oreillers. Non, c’est celui où les deux enfants, assis sur le lit qui va devenir leur tombeau, s’inquiètent et frissonnent, par pressentiment, au bruit des pas de la Mort, qu’ils ne reconnaissent pas encore, mais que leur chien a reconnue, et qui s’approche, cachée par la porte de la prison, mais infiltre déjà sa pâle et cadavéreuse lumière à travers les fentes de cette porte.

Il est évident que c’est un côté de l’art, une face du génie qui peut être vigoureusement attaquée, mais consciencieusement défendue. Cela ne satisfait pas extrêmement l’artiste, mais cela plaît considérablement au bourgeois.

Voilà pourquoi Delaroche eut un moment la réputation la plus universelle et la moins contestée parmi tous ses confrères. Voilà pourquoi, après avoir été trop indulgente pour lui, — et par cela même qu’elle a été trop indulgente, — voilà pour-