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Page:Duplessis - Le Batteur d'estrade, 5, 1856.djvu/15

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cun, tout en maudissant le Batteur d’Estrade, reconnaissait et proclamait ses remarquables qualités ; Les récits les plus extraordinaires, les anecdotes les plus fantastiques sur son compte circulaient de rang en rang, avidement écoutés et singulièrement commentés. Chacun blâmait hautement M. de Hallay de ne pas avoir intéressé un pareil homme dans l’expédition, ou du moins de ne pas s’être assuré de sa neutralité avant d’entrer en campagne. Ces regrets étaient invariablement suivis du vœu qu’une heureuse balle atteignît le Batteur d’Estrade, s’il commençait les hostilités, et chaque aventurier se promettait de ne pas manquer cette occasion si elle se présentait.

Il était midi, et il y avait cinq heures que la petite troupe était en marche, lorsqu’un temps d’arrêt soudain s’opéra à l’avant-garde, et se communiquant, semblable à une traînée de poudre, jusqu’aux derniers rangs, fit faire une halte à l’armée entière.

La cause futile de cette espèce de panique, où du moins de cette manœuvre prudente, prouvait combien la disposition générale des esprits était à l’attente d’un grand événement ; il s’agissait tout simplement d’un cavalier isolé et inconnu que l’on avait vu sortir tout à coup de derrière un rocher, et qui se dirigeait alors vers la tête de la colonne.

Cet homme était-il chargé d’un message de paix ou d’une déclaration de guerre ? D’où venait-il ? Qui l’envoyait ? N’était-il pas aussi peut-être un espion ? Pendant que les hypothèses les plus diverses et les plus contraires étaient formulées sur son compte, le cavalier continuait d’avancer tranquillement, au petit pas de sa mule, sans se presser, et comme s’il ne se doutait pas de la curiosité générale dont il était l’objet. L’apparence de l’inconnu n’avait rien de bien belliqueux ; elle était plutôt grotesque. Monté sur une mule de taille très-exiguë, ses longues jambes traînaient par terre ; un rifle de grande dimension qu’il tenait à la main, ainsi qu’une gaule, lui donnait un air de gravité pastorale fort comique ; il ressemblait à un don Quichotte berger. Néanmoins, lorsque la distance qui le séparait de l’avant-garde se fut rétrécie, et que l’on put enfin distinguer ses traits, les rires cessèrent ; le grossier mais énergique visage du nouveau venu ne prêtait pas à la plaisanterie ; loin de là, il offrait le type d’une brutale audace unie à un imperturbable sang-froid ; en effet, cet homme n’était autre que notre ancienne connaissance, le Canadien Grandjean !…

— By God ! se disait-il à lui-même, je ne serais pas étonné que l’occasion de me faire casser la tête pour le señor Joaquin ne se présentât enfin pour moi aujourd’hui !… J’ai peut-être eu tort de trop souhaiter cette occasion, cela m’a porté malheur !… Non pas que je me plaigne de la mission de confiance qui m’a été donnée, elle est fort honorable, certes !… seulement, sans renier ma dette, j’aurais préféré la payer d’une autre manière et dans un autre moment !… L’odeur de la poudre et le pétillement d’un feu bien nourri égayent et adoucissent singulièrement le passage toujours désagréable de la vie à la mort !… tandis que d’être sottement accroché à un arbre ou misérablement fusillé avec les mains attachées et les yeux bandés est une fin bonne pour un homme de guerre façonné à la discipline, mais désagréable pour un aventurier habitué comme je le suis à une indépendance illimitée !… Et puis je crains encore de ne pas bien jouer mon rôle… je ne sais pas mentir, moi ; je n’ai jamais manqué à ma parole… Avec cela que j’ai à me vanter de ma fidélité à remplir mes engagements, n’est-ce pas ? elle a produit de bien jolis résultats !… Si, au lieu d’avoir mis un sot point d’honneur à obéir à miss Mary, je m’étais contenté d’accepter son argent, sans me mêler de ses affaires, Antonia serait libre et heureuse, Joaquin Dick joyeux, et moi je ne serais pas à la veille d’être cravaté de chanvre où riflé !… Décidément, le respect de sa parole est une niaiserie… Dame ! quand on n’a pas reçu d’éducation, il n’est pas étonnant que l’on fasse des sottises !… Cela m’explique pourquoi les gens des grandes villes ont si peu de bonne foi : c’est qu’ils sont instruits !…

Grandjean s’interrompit dans son long soliloque ; il venait d’atteindre l’avant-garde. La première personne qu’il aperçut fut son ancien maître, M. de Hallay. La vue du Canadien ne parut pas causer un vif plaisir au jeune homme ; il fronça les sourcils, puis, d’une voix brève et presque hostile :

— Ah ! c’est toi, Grandjean ? dit-il au milieu de l’attention générale. Que veux-tu ? d’où viens-tu ?

Cette réception peu encourageante ne déconcerta nullement le géant.

— Tiens, répondit-il, vous me tutoyez !… Est-ce que vous voulez me reprendre à votre service ?… Je ne refuserai pas, si les appointements me conviennent !…

— Trêve de Vains propos !… et réponds à mes questions. D’où viens-tu ?

— Le tutoiement continue ! ah ! c’est que vous êtes le plus fort ! Eh bien ! franchement, vous avez tort d’agir ainsi ! Dans le désert, monsieur Henry, on accepte un chef quand on reconnaît qu’il peut vous être utile… mais on ne se donne pas de maître ! Vous oubliez que les braves gens qui se sont placés volontairement sous vos ordres sont vos égaux et non pas vos esclaves ! Du moment que vous me traitez de même qu’un général européen ferait pour un soldat, je suis bien votre serviteur… et je m’en retourne !

Un murmure approbateur accueillit dans les rangs des aventuriers le hardi langage du Canadien. M. de Hallay, avec sa façon haute et brève de dire, avec ses manières hautaines et impérieuses, avait souvent blessé déjà l’ombrageuse susceptibilité de ses associés.

La réponse du géant avait excité sa colère ; mais comprenant parfaitement bien que la discussion, en se plaçant sur ce terrain, lui serait désavantageuse, il se contint, et, affectant un calme que démentait la pâleur de son visage :

— C’est justement pour reconnaître la confiance des gentlemen et des caballeros qui m’ont élu momentanément leur chef que je vous interroge, Grandjean, dit-il ; car votre arrivée m’est très-suspecte, et votre arrogance me confirme encore davantage dans mes soupçons. Vous parlez comme un homme qui se croit assuré à l’avance de l’impunité. Je renouvelle donc pour une dernière fois ma question : D’où venez-vous ?

— Je parle, monsieur, comme doit parler un homme. Quant à votre question, il m’est très-facile d’y répondre. Je viens d’où vous venez vous-même… du rancho de la Ventana. Ce que je veux ? Mais une chose bien juste, prendre part aux dangers et aux profits de l’expédition que vous dirigez, J’ajouterai même que ma prétention est d’autant