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Page:Duplessis - Le Batteur d'estrade, 5, 1856.djvu/35

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— Allons, montez en croupe, monsieur, dit Joaquin, et poursuivons notre chemin !

Après un silence de quelques minutes, M. de Hallay prit la parole. Gabilan galopait toujours avec la même vitesse qu’il avait montrée depuis le matin.

— Señor Joaquin, il est une explication que je voudrais bien avoir de vous. Comment se fait-il que vous ayez osé me conduire dans le souterrain qui renferme vos richesses ? Cette confiance me paraît bizarre.

— Je vous fais grâce, monsieur de Hallay, de l’épigramme par trop facile que me présente une telle question dans votre bouche, et j’arrive tout de suite à ce que vous me demandez. De deux choses l’une : ou vous serez tué, ou vous serez sauvé. Si vous parvenez à vous soustraire à la vengeance de Lennox, il est probable, certain même, que vous ne songerez pas, du moins d’ici à longtemps, à revenir visiter les bords de la rivière Jaquesila ; j’aurai donc tout le loisir possible pour enlever mon or, et quand je dis mon or, c’est par habitude, car cet or ne m’appartient plus.

— Que dites-vous ? interrompit le jeune homme avec un vif étonnement.

— Je me considère à présent comme le gardien et le dispensateur des richesses que vous venez de voir et non plus comme leur propriétaire : elles sont aux pauvres ! Mais c’est là un détail qui ne saurait vous intéresser. Je termine mon explication : si je succombe dans la tâche ardue que je me suis imposée, eh bien ! alors, ce monceau de pépites restera à tout jamais enfoui dans les entrailles de la terre, et j’emporterai du moins, en mourant, la consolante pensée que cet or ne donnera lieu à aucun crime. Du reste, ne vous imaginez point, monsieur de Hallay, que j’aie voulu tenter sur vous une expérience ! Non : je savais à l’avance ce qui devait arriver. Si je vous ai fait passer par ce souterrain, c’est que cela abrégeait de près d’une lieue notre route.

— Je ne comprends pas, señor, dit le jeune homme, que, portant une affection si extraordinaire à Antonia, vous la déshéritiez ainsi, dans le cas où il vous arriverait un malheur, de cette fortune vraiment royale ?…

Le Batteur d’Estrade haussa les épaules.

— C’est justement parce que j’aime la comtesse d’Ambron de toutes les forces de mon âme, que je ne lui ai pas légué, et ne lui léguerai jamais mes trésors ! Je veux qu’elle soit heureuse !…

Joaquin Dick, après cette réponse, arrêta brusquement Gabilan, et tendit le cou dans la direction du vent. Le froncement de ses sourcils et un mouvement d’épaules qui exprimait l’irritation et le dépit firent penser à M. de Hallay qu’un changement, sans doute mauvais, venait de se produire dans leur position : il ne se trompait pas.

— Il est inutile que nous continuions notre route, dit Joaquin : Lennox a déjà découvert notre piste, et je ne serais pas même surpris qu’il fût tout près de nous. Si je n’ai pas pris garde à sa présence, c’est que je sais qu’il n’a nullement l’intention de vous tuer d’un coup de carabine… Il vous destine à fournir un attrayant spectacle à ses Peaux-Rouges… le spectacle d’une longue agonie et d’une épouvantable torture. Maintenant il est allé retrouver et chercher ses Indiens. Fuir ! à quoi cela nous avancerait-il ? À rien. Nous ne ferions que reculer de quelques heures une catastrophe inévitable. Ah ! si j’avais pu réussir à échapper seulement pendant un jour, à la vigilance de cet enragé, alors nous aurions été à l’abri de ses poursuites ; car la distance qui nous aurait séparés de ses Peaux-Rouges aurait été telle, qu’ils se seraient refusés à le suivre. À présent, je le répète, que faire ? L’inquiétude que me cause l’état d’Antonia me prive des ressources ordinaires de mon esprit. Je manque aujourd’hui de spontanéité et d’inspiration.

M. de Hallay et Joaquin mirent pied à terre ; ce dernier, tout en parlant, avait dessellé Gabilan. Il resta ensuite silencieux.

— Monsieur de Hallay ! s’écria-t-il tout à coup d’une voix singulièrement accentuée, avez-vous réellement du courage ?

Le jeune homme tressaillit d’indignation et de colère ; il allait se récrier, mais le Batteur d’Estrade ne lui donna pas le temps de prendre la parole :

— Allons, bon, voici votre amour-propre qui s’insurge. Vous vous figurez sans doute que je veux vous insulter ? Je vous assure que ce n’est nullement mon intention ! Vous n’avez pas compris ma question, voilà tout ! Je sais parfaitement bien que vous ne tremblerez ni devant le canon d’une carabine, ni devant la lame d’un couteau ! Je reconnais aussi, si cela peut vous être agréable, que vous remplissez brillamment votre rôle dans un combat ! Mais ces choses-là ne constituent, à mes yeux, que le courage élémentaire !… Le vrai courage, selon moi, est celui qui n’a besoin pour se produire ni de l’excitation de la lutte, ni du stimulant de l’orgueil ! C’est le courage qui est prêt à toute heure et se plie à toutes les circonstances…

— Où voulez-vous en arriver, señor ?

— À vous donner un conseil.

— Lequel ?

— Mon Dieu ! celui de vous brûler la cervelle.

— Me brûler la cervelle, répéta froidement le jeune homme, et pourquoi donc ?

— Parce que votre position est désespérée, et qu’il est cent fois préférable pour vous d’en finir brusquement avec la vie, que de tomber entre les mains de Lennox. À la lâcheté et au crime près que présente un suicide, c’est le moins désagréable de tous les dénoûments. Quant à vous, les circonstances sont telles, qu’elles vous permettent, il me semble, de disposer de votre existence ! Ne croyez pas au moins que je vous conseille cet expédient avec l’arrière pensée et le désir de m’affranchir de la responsabilité que j’ai assumée ! Vous auriez tort. Je n’ai au contraire, en ce moment, que votre seul intérêt en vue.

— Réellement, señor ?

— Parole d’honneur !

Le regard soupçonneux et tenace que M. de Hallay fixa sur le Batteur d’Estrade anima, s’il est permis de s’exprimer de la sorte, le silence qui suivit.

— Eh bien ! demanda Joaquin, vous ne m’avez pas répondu ?

— Je vous remercie infiniment, señor, de votre bonne volonté. Mais là, franchement, vous n’avez pas été heureux dans le choix de votre moyen. Je me serais attendu à mieux de votre riche imagination. Le suicide est la ressource des imbéciles et des faibles. Soyez assuré que je n’y aurai jamais recours.

— Je vois que vous ne m’avez pas bien compris ! Votre mort anticipée ne pourrait pas s’appeler un suicide.

— Ah ! et comment la nommeriez-vous ?

— Une simplification !… ou, si vous le préférez, une évasion !… mais, certes, pas autre chose !… Vous oubliez toujours, marquis, que vous devez fatalement tomber tôt ou tard entre les mains de Lennox !… Or, une fois au pouvoir de mon vieil et vindicatif ami, vous avez le droit de vous considérer comme étant mort… à la cérémonie près du poteau des tortures !… Enfin, du moment que cet expédient n’est pas de votre goût, il ne me reste plus qu’à me taire.

Joaquin Dick se mit à se promener de long en large, et sans plus s’occuper de M. de Hallay que s’il n’était pas là.