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Page:Duplessis - Le Batteur d'estrade, 5, 1856.djvu/36

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Après, un quart d’heure de ce monotone exercice, il s’arrêta devant le jeune homme.

— J’ai trouvé une autre voie, lui dit-il tranquillement.

— Ah ! et laquelle ?

— Dame ! comme je ne sais pas encore si elle est praticable, je vous demanderai la permission de ne vous la communiquer qu’après que je me serai assuré de la possibilité de son exécution. Voulez-vous attendre ici mon retour ou bien m’accompagner ?…

— Où allez-vous ?

— Tenter une expérience, et je puis même ajouter une expérience assez curieuse ! Tenez, venez avec moi, cela vous distraira.

Le ton tranquille et dégagé, de Joaquin Dick le faisait ressembler à un désœuvré de salon causant de choses frivoles et indifférentes.

— Soit, allons ! répondit le jeune homme.

Joaquin Dick se mit à marcher du pas nonchalant d’une personne que rien ne presse ; après une demi-heure, il s’arrêta.

— Nous sommes arrivés ! dit-il.

— Où cela, arrivés ?

Au voladero !

M. de Hallay le regarda avec un certain étonnement.

— Qu’appelez-vous un voladero ?

— Vous ne savez pas ce que signifie le mot : voladero ?

— Non.

— Eh bien ! je vais faire mieux que de vous l’expliquer ; je vais vous montrer la chose elle-même.

Les deux hommes se trouvaient alors sur le large plateau d’une montagne élevée : Joaquin s’avança jusqu’aux dernières limites du terrain, et indiquant du doigt à M. de Hallay le vide d’une profondeur effrayante qui leur coupait le passage :

— Tâchez d’apercevoir la base de la montagne !… De l’hésitation ?… Allons donc, vous ne me soupçonnez pas, du moins j’aime à le croire pour vous, de vouloir vous pousser dans le gouffre ! Ah ! j’oubliais : prenez une pierre, et faites en sorte de remarquer l’endroit où elle tombera lorsque vous la jetterez dans l’abîme !… Mais mettez-vous donc à plat ventre, et n’avancez qu’en rampant !… autrement vous seriez pris de vertige !…

La curiosité de M. de Hallay était excitée au dernier degré ; il s’empressa de se conformer aux recommandations de son guide.

— Eh bien ! demanda Joaquin Dick quand il vit le jeune homme allonger sa tête au-dessus de l’abîme, apercevez-vous la base de la montagne !

— Non.

— Jetez votre pierre… Est-ce fait ?

— Oui…

Joaquin Dick laissa passer une dizaine de secondes, puis élevant de nouveau la voix :

— Avez-vous observé, ainsi que je vous en ai prié, l’endroit où cette pierre a touché terre ?

M. de Hallay se recula en silence, puis se relevant un peu plus loin :

— C’est effrayant, répondit-il, la pierre a disparu dans l’espace comme si elle avait été dévorée par le vide !… Quelle est l’explication de ce phénomène d’optique ?

— Elle est très-simple ! Un voladero est une montagne creusée de telle sorte, que son sommet s’avance au détriment de sa base. Supposez, en un mot, un arc que l’on couperait au milieu, sans qu’il cessât d’être tendu : l’endroit creusé représenterait la base, et l’extrémité où est attachée la corde, le sommet !

— Je comprends parfaitement ; mais pourquoi avez-vous dit tout à l’heure que nous étions arrivés ? Quel rapport y a-t-il entre cette idée qui vous est venue et ce voladero au haut duquel nous nous trouvons !

— Un rapport intime. Je me suis souvenu qu’étant, il y a deux ans, dans ces mêmes parages-ci, je tirai sur un faisan qui, mortellement atteint, tomba dans l’abîme. Quelques heures plus tard, le hasard m’ayant conduit au pied de ce voladero, il me fut impossible de retrouver le gibier. que j’avais abattu. Surpris et humilié de cet insuccès, je m’opiniâtrai dans mes recherches avec une obstination égale à celle que j’aurais mise à découvrir la piste d’un ennemi ; mais ce fut en vain : mes peines furent perdues. La pensée me vint alors que ce faisan avait bien pu être retenu dans sa chute par quelque rocher. J’examinai avec soin le voladero, et il me sembla, en effet, que le ton général et uniforme de la pierre offrait vers le sommet une teinte plus foncée. Je présumai que cette teinte provenait d’une excavation. Commencez-vous, monsieur, à deviner quel est mon projet ?

— Non, señor !

— Regardez ceci et réfléchissez encore.

M. de Hallay suivit de l’œil le doigt de Joaquin Dick, qui lui désignait un arbre solitaire, situé à quelques pieds seulement des confins de la plate-forme.

— Y êtes-vous maintenant, marquis ?

— Pas davantage !…

— Allons, décidément, vous n’étiez pas né pour la vie du désert.

Le Batteur d’Estrade dénoua du pommeau de la selle qu’il venait d’ôter à Gabilan une reata[1], longue d’environ une soixantaine de pieds, et l’attacha solidement au tronc de l’arbre. Cette opération terminée, il s’avança jusque sur le bord de l’abîme, et y jeta le lien de cuir.

— Comprenez-vous, monsieur ? dit-il froidement.

M. de Hallay était fort pâle.

— Allez-vous donc essayer de descendre dans ce gouffre ? demanda-t-il.

— Vous avez la compréhension lente, monsieur, répondit en souriant le Batteur d’Estrade. Oh ! ne soyez pas inquiet sur mon compte, ma reata est de force à supporter un poids dix fois plus lourd que celui de mon corps. Si pourtant j’allais lâcher prise, car on doit tout prévoir, croyez-moi, le meilleur parti que vous auriez à prendre serait de suivre le conseil que je vous ai donné… de vous brûler la cervelle !… Oui, il est convenu que ce moyen manque d’ingéniosité, mais il est sûr et infaillible, et si vous saviez le menu des tortures que vous servira Lennox, vous n’hésiteriez pas !… Du reste, à moins d’un étourdissement peu probable, j’aurai l’honneur de vous revoir tout à l’heure !… À bientôt.

Joaquin Dick se mit à genoux sur le bord du précipice en lui tournant le dos, puis retirant à lui cinq, ou six pieds de la corde de cuir afin de ne pas s’écraser les mains contre le roc, il se laissa tomber à la renverse. M. de Hallay ne put retenir une sourde exclamation d’effroi.

La tension du lien de cuir prouva bientôt à M. de Hallay que le Batteur d’Estrade n’avait pas été entraîné par le poids de son propre corps, poids décuplé par l’élan qu’il avait pris. Après une dizaine de secondes, les mailles tendues du lien se relâchèrent. Joaquin était-il tué ? Non ; car, une demi-minute plus tard, sa tête dépassa le niveau de la plate-forme ; encore une seconde, et il fut sur ses pieds. Son visage, impassible, ne décelait aucune trace d’émotion. On eût dit, à le voir s’essuyer tranquillement les genoux, qu’il venait d’accomplir un simple exercice de gymnastique ordinaire.

— Monsieur de Hallay, dit-il, vous avez eu raison de vous

  1. Le lazzo, quand il est de cuir, prend le nom de reata.