Aller au contenu

Page:Duplessis - Les Étapes d'un volontaire, 3, 1866.djvu/30

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

vent dompter. Quand elle veut une chose, il faut que cette chose soit. Je parierais qu’elle n’a jamais encore échoué dans une seule démarche.

— Tant mieux pour elle, répondis-je avec une indifférence glaciale, et comme si ce sujet de conversation ne m’eût présenté aucun attrait.

— Voulez-vous que nous nous arrêtions un moment, continua Abel d’un ton piqué ; je me sens fatigué, et je prendrais volontiers une légère collation.

— Soit ; je suis à vos ordres.

Le jeune homme s’assit sur une touffe de gazon, et, découvrant une tarte aux fruits secs, qu’il portait enveloppée dans une serviette d’une irréprochable blancheur.

— Prenez ceci, me dit-il en brisant le gâteau en deux parts égales, et soyez persuadé que, dans toute la France, il n’y a que vous et moi qui puissions nous vanter de manger un semblable mets.

— Cette tarte est en effet excellente ; toutefois, je ne vois pas pourquoi on ne s’en procurerait pas ailleurs une semblable.

— Oh ! je ne parle pas de la qualité de ce gâteau, je fais allusion aux mains qui l’ont pétri…

— Alors, c’est différent, je n’insiste plus.

— Savez-vous quelles sont ces mains ? reprit Abel avec dépit et après un court silence, en voyant que je ne l’interrogeais pas… Des mains de religieuse… Mais quoi, vous n’avez pas l’air étonné du tout !

— Rien ne m’étonne plus, cher ami !

— Oh ! vous vous faites plus indifférent que vous ne l’êtes. Je suis on ne peu plus certain que si je vous apprenais où vous avez passé cette dernière nuit, vous ne pourriez retenir une exclamation de surprise.

— Vous vous trompez. J’ai passé cette nuit dans un bon lit, et j’ai bien dormi ; voilà pour moi l’essentiel, le reste m’importe peu.

— C’est ce que nous allons voir ! Apprenez donc que ce mystérieux château, perdu au milieu des Cévennes, est un couvent de religieuses de l’ordre de Saint-Benoît et que la citoyenne Rose est tout bonnement l’abbesse de cette communauté.

— Un couvent en pleine vigueur en l’an II de la République ! Je ne puis prendre cette plaisanterie au sérieux.

— Mais je vous assure que je ne plaisante nullement. Écoutez-moi un moment, et vous verrez ce qu’un caractère ferme et adroit, comme l’est celui de la citoyenne Rose, sait accomplir. La citoyenne Rose, dont le véritable nom, que vous connaissez, certes, car il est bien illustre, non-seulement dans les fastes de la Provence, mais encore dans l’histoire de la France, est de H*** ; elle entra, il y a de cela aujourd’hui six ans, et à la suite, dit-on, d’un grand chagrin de cœur, dans ce couvent des filles de Saint-Benoît en qualité de novice. Nommée abbesse quatre ans plus tard, elle remplissait par conséquent déjà ces hautes fonctions lorsque la révolution éclata. La citoyenne Rose, devinant l’avenir, avec toute la sagacité d’un habile homme d’État, comprit que c’en était fait de son couvent, si elle épousait la querelle de la noblesse contre la bourgeoisie : elle prit donc une héroïque résolution : ce fut de sacrifier ses sympathies au salut de sa communauté. Sans attendre que la municipalité lui signifiât l’ordre d’enlever les girouettes des combles du château, les têtes-de-loups et les tiercelets du portail, de faire démolir les créneaux, etc., etc., elle s’empressa d’elle-même d’accorder ces puériles concessions aux nouvelles idées qui venaient d’envahir la France, et s’acquit d’un coup la réputation d’excellente citoyenne. Vint l’ordre de la suppression des couvents ; sœur Rose n’en fut nullement effrayée. Elle se hâta d’acheter des assignats pour une somme assez minime de numéraire, et se procura ainsi de grandes valeurs nominatives, puis le jour venu de la vente le la propriété du couvent, elle se porta adjudicataire sous le nom d’un pauvre diable de chevrier, son voisin, en qui elle avait toute confiance : de sorte qu’elle rentra dans la possession légale de l’enclos, des bois et du château.

— Personne ne se présenta donc pour lui disputer cette belle propriété ?

— Personne ! On prétend que plusieurs des administrateurs du district avaient reçu, pour écarter les concurrents, d’assez fortes sommes en argent ; or, comme je sais la citoyenne Rose fort avisée, je suis très-porté à croire à la véracité de ces assertions, Quant aux paysans, ils aimaient trop l’excellente abbesse, leur Providence dans le malheur, pour songer un seul instant à s’approprier le couvent ; ils eussent, au contraire, assommé sans pitié celui qui se serait opposé aux desseins de la citoyenne Rose. Une fois légalement réinstallé dans son monastère, la prudente abbesse remplaça le costume religieux de ses sœurs par des vêtements en étoffe de bure, nommée Cadis, et taillés comme ceux des villageoises. Restaient les cloches qui, en sonnant les divers exercices religieux, devaient la trahir : sœur Rose les supprima également et adopta à leur place de bruyantes crécelles, puis enfin, pour expliquer et motiver la réunion d’une aussi grande quantité de femmes, elle fonda un pensionnat pour les jeunes filles.

— Je doute, dis-je en interrompant mon jeune compagnon, que ce pensionnat ait reçu les enfants de beaucoup de familles.

— Vous vous trompez, c’est le contraire qui a eu lieu. La plupart des révolutionnaires enrichis, ou sur le point de faire fortune, s’empressèrent de confier leurs filles à la citoyenne Rose, pour qu’elle fit leur éducation et leur donnât de bonnes manières !

— Au fait, j’aurais tort de m’étonner de cela ! Dans les révolutions, les voleurs parvenus, une fois qu’ils ont réussi à amasser des richesses, finissent aisément par se figurer qu’ils ne doivent leur fortune qu’à leur travail, et qu’ils sont destinés à prendre rang dans une aristocratie nouvelle. Ils recherchent alors avidement pour leurs descendant, pour les héritiers de leur nom, cette éducation qu’ils blâmaient et traitaient de futile, lorsqu’elle était le privilége exclusif des enfants des riches qu’ils ont dépouillés.

— C’est justement ce qui arrive avec la citoyenne Rose. La plupart de ses pensionnaires sont les filles des administrateurs du district ou des employés supérieurs du département. Ceci vous explique comment il se fait qu’on la laisse si tranquille, Quant à moi, j’ai été envoyé par mon oncle pour voir sa fille qui habite le pensionnat, et avec laquelle on veut me marier.

— Je vous remercie beaucoup de vos renseignements ; cette histoire d’un couvent florissant sous l’an II de la République me paraît unique dans son genre ! Seulement, permettez-moi une simple observation, que je vous prie de ne pas prendre en mauvaise part.

— Voyons cette observation, mon officier.

— C’est que vous ne me connaissez que depuis hier, que vous ne savez ni quels sont mes antécédents, ni qui je suis même, et que vous avez agi avec une rare indiscrétion en me confiant un secret aussi important que celui de l’existence de ce couvent de filles de Saint-Benoît ! Supposez que je sois un espion ou un malhonnête homme, moins encore, si vous voulez, un ambitieux, qui ne recule pas devant une dénonciation pour assurer son avancement, et voyez quelles seraient les conséquences de votre étourderie…

À cette réponse que je fis d’un air grave, le jeune Abel changea de couleur et se mit à me regarder avec plus d’attention qu’il ne l’avait fait jusqu’alors.

Désirant lui donner une leçon qui lui servit à l’avenir, je fronçai le sourcil et, pressant le pas, je pris l’avance sur lui, de façon à lui laisser voir que je désirais laisser tomber la conversation.

Ce ne fut qu’un peu avant d’arriver à Mende, c’est-à-dire à la tombée de la nuit, qu’Abel m’adressa de nouveau la parole. Il me demanda de vouloir bien lui faire l’honneur d’accepter l’hospitalité chez son oncle : je refusai sèchement, et après lui avoir adressé un léger salut, je le quittai brusquement pour me rendre à l’auberge.

Il me sembla que le jeune homme me suivait de loin : je présumai que sous peu je recevrais sa visite.