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Page:Duplessis - Les Étapes d'un volontaire, 3, 1866.djvu/31

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Le lendemain matin, je dormais profondément, lorsque l’hôtelier ouvrit avec fracas la porte de ma chambre et me réveilla en sursaut.

— Qui t’a permis d’entrer ainsi chez moi à pareille heure, et de troubler mon sommeil ? lui demandai-je avec colère.

L’hôtelier, sans me répondre, écarta les rideaux de la fenêtre et me désignant à un gros homme fort proprement vêtu et que l’obscurité, car il faisait à peine jour, ne m’avait pas permis d’apercevoir jusqu’alors :

— Voici, dit-il à l’inconnu, l’individu en question.

Le gros homme s’avança vivement vers mon lit, me regarda un instant avec attention, puis d’une voix impérieuse :

— Je suis un des administrateurs du district, me dit-il, montrez-moi vos papiers : vous me semblez suspect.

— Citoyen administrateur, lui répondis-je avec sang-froid, donnez-moi, je vous prie, mon sac qui est là, à côté de la fenêtre. Merci. Tenez : voici ma feuille, lisez et laissez-moi dormir.

— Ces papiers paraissent être assez en règle, dit l’administrateur en s’adressant à l’aubergiste ; vous pouvez vous retirer, mon ami… si j’ai besoin de vous, je vous appellerai. Restez toujours à portée de ma voix.

— Citoyen officier, continua l’administrateur, lorsque nous fûmes seuls, votre feuille de route est bien vieille de date. Je veux donc absolument que vous m’appreniez qui vous êtes, quelle est votre famille, quels sont vos moyens d’existence ?

— Avant de répondre à vos questions, lui dis-je en le regardant fixement, je désire apprendre moi-même si vous n’êtes pas le père d’une jeune personne charmante et l’oncle d’un étourdi comme on en voit peu ?

— Allons, je vois que vous êtes un homme d’esprit ! s’écria l’administrateur, dont l’air de gravité disparut pour faire place à un franc rire. Le fait est que mon neveu, en m’avouant son imprudence d’hier, m’a fait passer une bien mauvaise nuit ! Je vois à présent que le jeune homme a eu plus de bonheur qu’il ne le méritait, et je n’insiste plus pour savoir qui vous êtes.

— Je n’entends pas me laisser vaincre en générosité, répondis-je en riant aussi, puisque ma feuille de route ne vous inspire pas de confiance, tant pis pour vous, il faut que vous subissiez le récit de ma généalogie.

En effet, j’expliquai en peu de mots à l’administrateur comment j’avais été victime de la réquisition, puis je le mis au courant de la position de ma famille.

— Ah ! voilà vraiment un hasard bien singulier, s’écria-t-il avec vivacité, au beau milieu de mon récit : savez-vous, citoyen, que j’ai été lié intimement avec votre père !

— Vous ! est-il possible ?

— Parfaitement, puisque cela est. Ne vous souvient-il pas d’un voyage que fit votre père à Paris, il y a une dizaine d’années, pour suivre un important procès…

— Qu’il gagna ! Cette circonstance a pesé d’un assez grand poids dans notre destinée pour qu’aucun de nous ne l’ait oubliée…

— Eh bien ! c’est moi qui étais l’avocat de votre père !…

— Alors c’est M. de la Rouvrette que j’ai devant les yeux !

— Lui-même, jeune homme ! Seulement je vous prierai, car je suis un partisan absolu de l’égalité, de supprimer cette particule que vous mettez obligeamment devant mon nom, et de m’appeler Larouvrette tout court !

— Qu’à cela ne tienne, citoyen ; je croyais pourtant avoir entendu dire que votre famille appartenait à la noblesse !

— Je ne puis être solidaire des errements de mes aïeux !

— Soit, citoyen Larouvrette, je laisserai de côté cette particule qui vous blesse, c’est convenu !

Après une conversation à propos rompus, l’administrateur du district se retira pour me laisser reposer, mais non sans m’avoir fait promettre auparavant, qu’aussitôt levé je me rendrais chez lui où il allait me faire préparer un appartement.

Ce ne fut pas sans rougir légèrement que son neveu Abel me revit ; il convint au reste de fort bonne grâce que son indiscrétion méritait une leçon, et il me remercia de la lui avoir donnée avec autant de ménagement que j’en avais mis.

La journée terminée, je voulus prendre congé du citoyen Larouvrette, — car mon intention était de me mettre en route le lendemain, — mais l’administrateur du district s’opposa vivement à ma résolution.

— Vous passerez ici toute la semaine, me dit-il ; s’il faut employer la force pour vous retenir, je l’emploierai ! Quoi ! je trouve, par un hasard merveilleux, le fils d’un de mes bons amis, et je le laisserais repartir exténué de fatigue et tout poudreux, lorsque quelques jours de repos lui seraient si nécessaires ! C’est impossible !

J’eus beau protester et me débattre, le citoyen Larouvrette ne voulut jamais consentir à me rendre ma liberté ; tout ce que je pus obtenir de son entêtement, ce fut qu’il ne me garderait que quatre jours.

Le jour fixé pour notre départ arrivé, nous nous mîmes en route, le citoyen Larouvrette et moi, après le déjeuner.

Mon compagnon m’apprit que le frère qu’il allait voir pour traiter avec lui du mariage d’Abel était un ultra-royaliste.

— Comprenez-vous l’opiniâtreté de mon frère ! ajouta-t-il. Il s’oppose à ce que son fils épouse ma fille, sous le prétexte que j’ai des sentiments républicains trop tranchés. Or, vous saurez que mon frère possède pour toute fortune un capital de mille écus au plus de rente, tandis que mon avoir s’élève au moins au triple de cette somme. Je représente donc, en ce moment, la richesse courant après la pauvreté. Vraiment, si je n’aimais pas autant que je les aime, et ma fille et Abel, je n’aurais jamais songé à remettre les pieds chez mon aîné !

Il faisait à peu près nuit lorsque nous arrivâmes au terme de notre voyage. L’habitation du frère aîné de M. Larouvrette tenait le milieu entre une maison de campagne et une ferme : l’utile et l’agréable s’y trouvaient réunis.

— Si vous tenez à vous mettre dans les bonnes grâces de mon frère, me dit mon compagnon, je vous conseille de supprimer avec lui le citoyen, de l’appeler monsieur, et de replacer devant son nom la particule que je retranche du mien. Mon frère aîné, je, vous le répète, est un royaliste enragé.

M. de La Rouvrette pouvait avoir de cinquante à cinquante-cinq ans. Sa physionomie, pleine d’expression, laissait deviner une énergie peu ordinaire. De taille moyenne et bien prise, il devait être doué d’une force musculaire remarquable. Au reste, on comprenait à son langage simple et aisé, à ses manières pleines de naturel et de laisser-aller, que l’on avait affaire à un homme parfaitement élevé et à qui l’usage de la bonne compagnie était familier.

Il reçut son frère sans démonstrations exagérées d’amitié, mais avec une cordialité qui me donna l’assurance qu’il n’était pas un royaliste aussi fanatique qu’on le prétendait, et qu’il savait comprendre et respecter une opinion contraire à la sienne, quand elle lui semblait le résultat d’une conviction loyale et sincère.

La vue de l’uniforme que je portais me parut lui causer un mouvement involontaire de mauvaise humeur ; mais il n’en fut pas moins pour moi d’une exquise politesse ; seulement à cette politesse se mêlait une réserve et une froideur bien marquées, — sans être offensantes, — qui, dès le premier moment, élevèrent une barrière entre l’intimité et nous.

Tout le temps que dura le souper, M. de La Rouvrette tint la conversation dans un milieu neutre, si je puis me servir de cette expression, et évita avec soin toute parole ou toute allusion qui eût pu nous conduire sur le terrain brûlant de la politique. Je remarquai avec plaisir qu’il ne m’adressa pas une seule question personnelle, et ne chercha à connaître ni mes antécédents ni mon nom : son frère m’avait présenté à lui comme un ami : cela suffisait au vieux gentilhomme.