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Page:Eliot - Daniel Deronda vol 2&3.djvu/106

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spécimen de l’effet de pauvreté et de mépris qui était l’héritage commun de la plupart des juifs anglais, il y a soixante-dix ans. Il n’avait rien de l’onctueuse gaieté que l’on pouvait observer chez M. Cohen. Il faisait le commerce des livres comme il aurait fait celui de l’étain ou de la viande, sans savoir le degré de bien ou de mal qu’ils contenaient ; mais il croyait au savoir de Mordecai comme à quelque chose de merveilleux, et n’était pas fâché que sa conversation fût recherchée par un gentleman bibliophile, dont les deux visites s’étaient terminées par un achat. Il salua gracieusement Deronda, mit sur son nez ses grandes lunettes, et parut s’abstraire dans ses comptes de la journée. Mordecai et Deronda furent bientôt dans la rue et, sans s’être donné le mot, se dirigèrent du côté de la maison d’Ezra Cohen.

— Nous ne pouvons nous réunir ici, ma chambre est trop exiguë, dit Mordecai en reprenant le fil de l’entretien où il avait été interrompu. Mais il y a, non loin d’ici, une taverne où je vais quelquefois au club. C’est la Main et la Bannière, au premier tournant de cette rue, cinq maisons plus bas. Nous y avons un salon tous les soirs.

— Ce sera bon pour une fois, répondit Deronda ; mais peut-être me permettrez-vous de vous préparer un appartement où vous aurez plus de liberté et plus de confort que celui dans lequel vous demeurez.

— Non ; je n’ai besoin de rien ; ma vie physique n’est qu’un zéro. Je ne veux accepter de vous rien de moins précieux que la fraternité de votre âme. Je ne penserai plus à autre chose maintenant ; cependant, je suis heureux que vous soyez riche. Vous n’aviez pas besoin de l’argent que vous êtes venu emprunter sur votre bague. Vous aviez quelque motif pour l’apporter ?

Deronda fut un peu saisi de cette finesse de perception ; mais, avant qu’il pût répondre, Mordecai continua :