Page:Eliot - Daniel Deronda vol 2&3.djvu/17

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en souriant ; elle est pardonnable quand on ne l’impose pas aux autres comme de la supériorité.

— Je ne puis vous imiter, répondit Gwendolen, qui avait repris son ton de vivacité artificielle. Pour moi, la médiocrité est un autre genre de tristesse, et le pire défaut que je trouve au monde, c’est d’être triste. Savez-vous que je suis tentée d’excuser le jeu, malgré vous ? C’est un refuge contre la tristesse !

— Je n’admets pas cette justification, objecta Deronda, Je crois que ce que nous nommons la tristesse des choses est un désordre en nous-mêmes. Sans cela, comment trouverait-on un intérêt intense à la vie ? Et pourtant, beaucoup de gens en trouvent !

— Ah ! je vois ! selon vous, le défaut que je trouve au monde est mon propre défaut, dit Gwendolen en souriant. Elle se tut un moment, puis elle reprit : — N’avez-vous jamais trouvé le monde ou les autres en défaut ?

— Quelquefois ; mais c’est quand je suis d’humeur maussade.

— Et vous ne haïssez pas les gens ? Avouez que vous les haïssez quand ils obstruent votre chemin, quand leur gain est votre perte ? C’est votre phrase, vous savez ?

— Nous obstruons souvent le chemin l’un de l’autre, sans que nous puissions l’empêcher. Il serait stupide de haïr les gens pour cela.

— Mais s’ils vous offensent ! et s’ils avaient pu faire autrement ? insista Gwendolen, avec une chaleur difficile à concilier avec le peu d’importance d’une conversation incidente comme celle-ci.

Deronda s’en étonna. Une sensation pénible arrêta pour un moment sa réponse ; enfin, avec une intonation plus grave et plus profonde, il dit :

— Eh bien, après tout, je préfère ma place à la leur.

— Je crois que vous avez raison, s’écria Gwendolen en