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Page:Eliot - Daniel Deronda vol 2&3.djvu/18

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poussant un petit éclat de rire nerveux, et en retournant rejoindre le groupe qui était auprès du piano.

Deronda se demanda si Grandcourt avait prêté quelque attention aux mouvements de sa femme et le chercha des yeux ; mais il était impossible de voir sur ses traits qu’il s’en fût occupé. Pour observer ce qui l’intéressait, Grandcourt avait une manière trompeuse qui dépassait en ruse celle de tout animal félin guettant sa proie. Il était pour le moment plongé dans un fauteuil, ayant l’air d’écouter ce que disait M. Vandernoodt, lequel pensait que la connaissance d’un tel mari valait la peine d’être cultivée, et un imprudent aurait pensé que l’on pouvait en toute assurance télégraphier des secrets devant lui, le préjugé le plus répandu voulant que l’observateur pénétrant soit celui dont les yeux sont toujours en mouvement. Grandcourt savait parfaitement où était sa femme et comment elle se comportait.

— Sera-ce un mari jaloux ? se demanda Deronda. Cela pouvait être ; mais il s’égarait autant dans ses suppositions sur Grandcourt qu’il aurait pu le faire sur un continent inexploré, où toutes les espèces sont particulières. Il se serait refusé à croire qu’il pût être lui-même l’objet probable de cette jalousie ; mais le soupçon qu’une femme n’est pas heureuse conduit naturellement à spéculer sur la conduite privée du mari.

Vers une heure du matin, Daniel, retiré dans sa chambre et enfoncé dans son fauteuil, partit tout à coup d’un franc éclat de rire, en s’apercevant qu’il tenait en main une grammaire hébraïque (car, par égard pour Mordecai, il avait commencé l’étude de l’hébreu), et que depuis longtemps il était dans cette attitude et n’avait fait que penser à Gwendolen et à son mari.

— À quoi bon tout cela ? se dit-il en jetant loin de lui son livre et en se déshabillant. Je ne puis l’aider en rien ;