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Page:Eliot - Daniel Deronda vol 2&3.djvu/219

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sèche et tranchante, moi pas. On suppose que les femmes ont toutes les mêmes motifs, ou bien celle qui en diffère est un monstre. Je ne suis pas un monstre, quoique je n’aie pas senti comme les autres femmes, ou au moins ce qu’elles disent sentir, de crainte qu’on ne prétende qu’elles veulent se singulariser. Tu me reproches dans ton cœur de t’avoir éloigné de moi, parce que tu t’imagines que mon devoir serait de dire que j’avais pour toi les mêmes sentiments qu’ont les autres femmes pour leurs enfants. Je ne les avais pas ces sentiments ; je fus heureuse de me débarrasser de toi. Mais je voulais ton bien et je t’ai donné toute la fortune de ton père. Oui, il y a eu des raisons ! Je sens bien des choses que je ne puis m’expliquer. Depuis un an un mal fatal m’accable ; très probablement l’année prochaine ne me verra pas vivante ! Eh bien, je ne nie rien de ce que j’ai fait ; je ne prétendrai pas pouvoir aimer, puisque je n’ai point d’amour. Des ombres se lèvent autour de moi ; c’est la maladie qui les produit. Si j’ai offensé le mort, il ne me reste que peu de temps pour terminer ce que j’ai laissé inachevé.

Les transitions de ton avec lesquelles elle prononçait ces paroles étaient aussi parfaites que celles de l’actrice la plus accomplie. Ce discours était assurément sincère : la nature de cette femme était de celles où le sentiment — factice ou réel — se manifestait en représentation ; elle faisait passer son expérience dans le drame et jouait avec ses propres émotions. Cela arrive assez ordinairement, mais à un degré moindre que chez la princesse, qui possédait une rare perfection dans la physionomie, dans la voix et dans le geste. Deronda ne fit point de réflexion de ce genre. Toute son attention était concentrée sur ce que disait sa mère. Il brûlait d’apprendre par elle l’étrange conflit mental au milieu duquel il était né ; ce que sa nature compatissante voulait connaître, c’était la souf-