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Page:Eliot - Daniel Deronda vol 2&3.djvu/263

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gère, garantie contre le mal de mer, — pas même le valet expérimenté de Grandcourt, — encore moins l’équipage, qui les regardait comme un couple modèle de la vie élégante. Leur camaraderie consistait principalement en un silence comme il faut. Grandcourt ne faisait pas d’observations humoristiques auxquelles sa femme aurait pu refuser de sourire ; il n’avait pas de goût non plus pour une causerie qui est quelquefois la source d’une petite dispute. Il affectait la politesse la plus exquise lorsqu’il lui apportait un vêtement supplémentaire pour la garantir de la fraîcheur ; lorsqu’il lui tendait les objets dont il s’apercevait qu’elle pouvait avoir besoin, et elle n’était pas assez vulgaire pour accepter ou rejeter avec maussaderie une telle politesse. Quand il regardait dans son télescope et disait : « Il y a une plantation de cannes à sucre, au pied de ce rocher ; voulez-vous la voir ? » elle répondait : « Oui, s’il vous plaît, » se souvenant qu’elle était obligée de faire croire qu’elle s’intéressait aux cannes à sucre comme à quelque chose en dehors de ses affaires personnelles. Grandcourt se promenait de long en large sur le pont, fumait, et s’arrêtait de temps à autre pour signaler au loin une voile ; enfin il s’asseyait et regardait Gwendolen, qui faisait tout son possible pour ne pas rencontrer ses yeux. Il éprouvait une vive satisfaction à conduire sa femme captive à sa manière ; cela donnait à leur vie, sur une petite échelle, une représentation royale et une publicité dont toute familiarité était bannie ; elle devait faire ce qu’il attendait d’elle, quelle que fût sa protestation intérieure, qui ajoutait du piquant au despotisme.

Ainsi se passèrent leurs jours pendant que de douces brises les portaient vers les îles Baléares, puis en Sardaigne et enfin plus au nord vers la Corse. Mais cette existence flottante, avec ses influences paisibles en apparence, était devenue pour Gwendolen aussi insipide qu’un cauchemar.