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Page:Eliot - Daniel Deronda vol 2&3.djvu/270

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nation, étaient dignes d’être vus et reproduits par la peinture. La poitrine, le dos et les bras du mari, apparaissaient sous leur meilleur jour dans sa tenue ajustée, et on déclara sa femme une belle statue.

Il y eut bien quelques suggestions proférées sur un changement possible de brise, et même d’apparence d’un grain ; mais les manières de Grandcourt firent comprendre aux discoureurs qu’ils étaient trop officieux et qu’il s’y entendait mieux qu’eux. Lorsqu’ils s’éloignèrent de la plage, l’imagination de Gwendolen, malgré son air impassible, se livrait à un travail obstiné. Elle ne craignait aucun danger extérieur ; elle n’avait peur que de ses propres désirs qui prenaient toutes les formes possibles et impossibles, comme un nuage qui aurait représenté des figures démoniaques. Elle avait peur de sa haine, qui, sous la main de fer qui l’avait comprimée aujourd’hui, était montée jusqu’à une intensité féroce. En s’asseyant au gouvernail en face de son mari et en exécutant ce qu’il lui commandait, sa lutte intérieure n’était qu’un effort pour échapper à elle-même. Elle se cramponnait au souvenir de Deronda ; elle se persuadait qu’il ne partirait pas tant qu’elle serait à Gênes ; il devait savoir qu’elle avait besoin de lui. Le sentiment qu’il était présent la préserverait des idées malfaisantes qui bouillonnaient dans son cerveau.

Ils sortirent du port et une bonne brise les porta vers l’est. Quelques nuages tempéraient l’ardeur du soleil et l’heure s’avançait à pas comptés vers la sublime beauté du soir. Des voiles de toutes formes et de toutes dimensions changeaient d’aspect comme des êtres sensibles et les accompagnaient gaiement. La grande ville se perdait peu à peu dans la brume, les montagnes apparaissaient à peine au loin et le silence était d’une grandeur solennelle. Tout à coup, Gwendolen laissa tomber les mains,