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Page:Eliot - Daniel Deronda vol 2&3.djvu/358

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vez pu en toucher le prix. L’homme qui a fait de telles choses ne doit jamais s’attendre à ce que l’on se fie à lui. Nous partagerons notre nourriture avec vous ; vous aurez un lit et des habits ; nous nous acquitterons de ce devoir, parce que vous êtes notre père, mais nous ne nous fierons pas à vous. Vous êtes un méchant homme ! Vous avez fait le désespoir et le malheur de notre mère ! Se dire qu’un pareil homme est notre père, c’est comme si nous sentions sur notre chair un tison ardent qui ne s’éteindra jamais. C’est l’Éternel qui nous l’a imposé ; et, quand même la justice humaine vous aurait châtié, quand même vous auriez commis des crimes et que votre corps flotterait inerte devant le mépris de la foule, nous dirions : « C’est notre père ; faites place, que nous puissions l’enlever de votre vue ! »

En se préparant à cette scène, Lapidoth n’avait pu prévoir quelle serait l’intensité de l’éclair, ni quel cours il prendrait. Il n’avait pu prévoir l’effet, si nouveau pour lui, de cette voix de l’âme de son fils. Elle toucha ce ressort d’excitabilité hystérique dont Mirah avait été si souvent témoin quand il se mettait à sangloter sans motif. Lorsque Ezra eut fini, Lapidoth se laissa tomber sur une chaise, et pleura comme une femme, la tête appuyée sur la table ; et quoique ces larmes fussent une réaction inévitable sous la flagellation des termes dont son fils s’était servi pour le flétrir, elles devinrent pour lui une précieuse ressource contre la difficulté du moment.

Ezra se rassit sans rien dire de plus, épuisé qu’il était par le choc produit sur son frêle organisme par cette explosion de sentiments que, pendant des années, il avait accumulés dans la solitude et le silence. Ses mains décharnées tremblaient sur les bras de son fauteuil ; la voix lui aurait manqué s’il lui avait fallu répondre à une question. Mais l’oreille attentive de Mirah avait perçu un son que son cœur reconnut, et il lui fut impossible de rester plus long-