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LES ROUGON-MACQUART

fance avec ses bobos, ses joujoux, sa croissance de joli animal indompté. Le cerveau vide de Saturnin gardait religieusement des faits sans importance, dont lui seul se souvenait : un jour où elle s’était piquée et où il avait sucé le sang ; un matin où elle lui était restée dans les bras, en voulant monter sur la table. Mais il retombait toujours au grand drame, à la maladie de la jeune fille.

— Ah ! si vous l’aviez vue !… La nuit, j’étais tout seul près d’elle. On me battait pour m’envoyer me coucher. Et je revenais, les pieds nus… Tout seul. Ça me faisait pleurer, parce qu’elle était blanche. Je tâtais voir si elle devenait froide… Puis, ils m’ont laissé. Je la soignais mieux qu’eux, je savais les remèdes, elle prenait ce que je lui donnais… Des fois, quand elle se plaignait trop, je lui mettais la tête sur moi. Nous étions gentils… Ensuite, elle a été guérie, et je voulais revenir, et ils m’ont encore battu.

Ses yeux s’allumaient, il riait, il pleurait, comme si les faits dataient de la veille. De ses paroles entrecoupées, se dégageait l’histoire de cette tendresse étrange : son dévouement de pauvre d’esprit au chevet de la petite malade, abandonnée des médecins ; son cœur et son corps donnés à la chère mourante, qu’il soignait dans sa nudité, avec des délicatesses de mère ; son affection et ses désirs d’hommes arrêtés là, atrophiés, fixés à jamais par ce drame de la souffrance dont l’ébranlement persistait ; et, dès lors, malgré l’ingratitude après la guérison, Berthe restait tout pour lui, une maîtresse devant laquelle il tremblait, une fille et une sœur qu’il avait sauvée de la mort, une idole qu’il adorait d’un culte jaloux. Aussi poursuivait-il le mari d’une haine furieuse d’amant contrarié, ne tarissant pas en paroles méchantes, se soulageant avec Octave.