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Page:Fabre - Chroniques, 1877.djvu/139

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passe ; mais qu’un ministre, qu’un chef de parti, un personnage influent, un homme qui est sûr de sa réélection s’en préoccupe, cela n’est pas possible.

— Mais alors, au fait, se dit le journaliste, pourquoi repousserai-je le sujet d’article qui s’offre à moi ? Ce n’est pas le hasard seul qui a mis cet homme sur ma route, ce matin. Sans, bien s’en rendre compte peut-être, il a envie que l’on parle de lui dans les journaux. Cela compléterait son bonheur.

Convaincu, rassuré, le journaliste écrit un entrefilet virulent ou perfide contre cet adversaire d’occasion.

Le lendemain, il rencontre son homme ; celui-ci n’a pas l’air heureux du tout et passe à côté de lui, en lui coupant la figure d’un regard tranchant comme la lame d’un garibaldien en congé.

— Quelle mouche l’a piqué ? se dit le coupable, qui ne se rappelle son article de la veille qu’après avoir cherché longtemps la cause de cette froideur soudaine.

Lorsque ce n’est pas son compagnon de route que le journaliste donne à manger à ses lecteurs, c’est un confrère, souvent bien cher. Moi qui vous parle, pressé par le besoin de copie, j’ai parfois immolé des gens que j’aimais et pour qui j’aurais tout fait, hors de ne point écrire contre eux.

La première colonne du journal attend qu’on la remplisse ; le temps presse, les typographes s’impatientent, le chef d’atelier dit, en regardant à sa montre, que l’heure du départ des malles approche, que faire ? On saisit un confrère, on l’étrangle, et, de son cadavre encore chaud, on comble le trou béant.

Une fois la polémique engagée entre gens du métier, sait-on où elle s’arrête ? Un coup n’attend pas l’autre ; le jeu s’anime, on s’emporte. On vise à enlever du chapeau de son adversaire cette cocarde qui vous agace et, sans le vouloir, on lui fait à la figure une laide blessure.

Si l’on avait toujours la patience de mesurer ses coups et le temps de relire ses articles, cela n’arriverait pas.