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Page:Gautier - Fusains et eaux-fortes.djvu/314

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CHARLES BAUDELAIRE.

charbon. L’euphorbe, l’aconit, la jusquiame, la ciguë, la belladone y mêlent leur froid virus aux ardents poisons des tropiques et de l’Inde ; le mancenillier y montre ses petites pommes mortelles comme celles qui pendaient à l’arbre de science ; l’upa y distille son suc laiteux plus corrosif que l’eau-forte. Au-dessus du jardin flotte une vapeur malsaine qui étourdit les oiseaux lorsqu’ils la traversent ; cependant la fille du docteur vit impunément dans ces miasmes méphitiques ; ses poumons aspirent sans danger cet air où tout autre qu’elle et son père boirait une mort certaine. Elle se fait des bouquets de ces fleurs, elle en pare ses cheveux, elle en parfume son sein, elle en mordille les pétales comme les jeunes filles font des roses. Saturée lentement de sucs vénéneux, elle est devenue elle-même un poison vivant qui neutralise tous les toxiques. Sa beauté, comme celle des plantes de son jardin, a quelque chose d’inquiétant, de fatal et de morbide ; ses cheveux d’un noir bleu tranchent sinistrement sur sa peau d’une pâleur mate et verdâtre, où éclate sa bouche qu’on dirait empourprée à quelque baie sanglante. Un sourire fou découvre ses dents enchassées dans des gencives d’un rouge sombre, et ses yeux fixes fascinent comme ceux des serpents. On dirait une de ces Javanaises, vampires d’amour, succubes diurnes, dont la passion tarit en quinze jours le sang, les moelles et l’âme d’un Européen. Elle est vierge cependant, la