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Page:Gervaise de Latouche - Histoire de Dom Bougre, Portier des Chartreux,1922.djvu/105

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plus belle gorge du monde, le visage un peu pâle, mais joli et formé de façon que les plus belles couleurs lui conviendraient moins que cette pâleur ; ses yeux sont noirs et bien fendus ; mais, contre l’ordinaire des brunes, elle les a languissants ; il n’y reste qu’assez de feu pour faire juger qu’ils seraient brillants si elle n’était pas si amoureuse.

— Tu me rends compatissant pour elle, dis-je à Suzon. Sa passion pour les hommes la rendra malheureuse pour toute sa vie.

— Désabuse-toi, me répondit Suzon, ce n’est que depuis peu, comme je te l’ai dit, qu’elle a pris le voile, encore ne l’a-t-elle fait que par complaisance pour sa mère. Le temps de prononcer ses vœux n’est pas encore arrivé ; son bonheur dépend de la mort d’un frère, dont sa mère fait son idole. Il court grand risque de ne pas vivre plus longtemps que sa sœur ne le souhaite. Il s’est déjà fait blesser à Paris dans un bordel…

— Un bordel ! eh ! qu’est-ce que cet endroit ? demandai-je à Suzon, par pressentiment sans doute de ce qui devait m’y arriver un jour.

— Je vais t’en dire, me répondit-elle, ce que j’en ai appris de la Sœur Monique, qui sait tout ce qui a rapport avec ses inclinations. C’est un lieu où s’assemblent des filles tendres et faciles, dont le métier est de recevoir avec complaisance les hommages des libertins et de se prêter à leurs désirs, sous l’espoir de la récompense. Leur penchant les y mène, le plaisir les y fixe.

— Ah ! m’écriai-je en l’interrompant, que je voudrais être dans une ville où il y eût de ces endroits-là ! Et toi, Suzon ?

Elle ne me répondit rien, et je compris assez par son silence qu’elle ne serait pas plus cruelle qu’une autre