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Page:Gervaise de Latouche - Histoire de Dom Bougre, Portier des Chartreux,1922.djvu/164

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m’appliquer le plus épouvantable soufflet que j’eusse senti de ma vie.

Effrayé de cet étrange accident, je n’eus pas la force de crier ; à peine eus-je celle d’ouvrir la porte et de fuir, laissant là Suzon exposée à la fureur du spectre, car je ne doutais pas que ce n’en fût un. Je sortis du château en diligence et je tremblais encore dans mon lit, où je m’étais mis en arrivant chez le curé, à qui je fis un récit détaillé d’un spectacle que je n’avais pas eu, et que mon imagination me faisait croire à moi-même véritable. Je n’en imposai au pasteur que sur le lieu de la scène, que je n’eus garde de mettre dans la chambre de Suzon.

La frayeur jointe à l’épuisement me jeta dans un abattement qui me procura un profond sommeil. Je me réveillai le lendemain avec le même accablement : je voulus me lever, il me fut impossible. Surpris d’une lassitude que je ne pouvais attribuer qu’à l’exercice de la veille, quoiqu’alors, dissipé par la vivacité de l’action, je ne l’eusse pas sentie, je reconnus pour la première fois combien il est nécessaire de se ménager dans ses transports amoureux et ce que coûte une complaisance trop aveugle pour les désirs de ces sirènes voluptueuses qui vous sucent, qui vous rongent, et qui ne vous lâcheraient qu’après avoir bu votre sang, si leur intérêt, soutenu de l’espérance de vous attirer encore par leurs caresses, ne les retenait. Pourquoi ne fait-on ces réflexions qu’après coup ? En amour la raison n’éclaire jamais que notre repentir.

Le repos avait insensiblement effacé de mon esprit l’impression des idées lugubres que la frayeur y avait tracées, mais devenu tranquille sur mon compte, mon cœur n’en ressentit que plus vivement les inquiétudes