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Page:Gervaise de Latouche - Histoire de Dom Bougre, Portier des Chartreux,1922.djvu/228

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heure du jour à la douleur, si l’on t’assurait que l’heure suivante se passerait dans une extrême joie ?

— Non assurément, lui disais-je.

— Eh bien, poursuivit-elle, au lieu d’une heure, mets un jour ; de deux, l’un sera pour le chagrin et l’autre pour le plaisir ; je te crois trop sage pour refuser un pareil parti si on te l’offrait. Je dis plus : l’homme le plus indifférent ne le refuserait pas, et la raison en est bien naturelle. Le plaisir est le premier mobile de toutes les actions des hommes ; il est déguisé sous mille noms différents, suivant les différents caractères. Les femmes ont de commun avec vous tous les caractères possibles ; mais elles ont au-dessus l’impression victorieuse du plaisir de l’amour ; leurs actions les plus indifférentes, leurs pensées les plus sérieuses naissent toutes dans cette source et portent toujours, quoique déguisée, la marque du fond d’où elles sortent. La nature nous a donné des désirs bien plus vifs, et, par conséquent, bien plus difficiles à satisfaire que les vôtres. Quelques coups suffisent pour abattre un homme et ne font que nous animer : mettons-en six ; une femme ne recule pas après douze. Le sentiment du plaisir est donc au moins une fois aussi vif dans une femme qu’il l’est dans un homme, et si tu te croirais heureux de payer un jour de joie par un jour de chagrin, trouverais-tu étrange que j’en donnasse deux ? Serais-tu surpris que je passasse les deux tiers de ma vie dans la peine, pour passer l’autre tiers dans le plaisir ? J’ai mis les choses égales entre nous : quand tu nous vois continuellement occupées de ce qui fait le souverain bonheur des femmes, quand nous sommes continuellement dans vos bras, dis-moi, crois-tu que nous puissions songer à la peine, qu’elle ait quelque empire sur nous ? Ne trou-