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Page:Gervaise de Latouche - Histoire de Dom Bougre, Portier des Chartreux,1922.djvu/229

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veras-tu pas notre condition mille et mille fois plus heureuse que celle de ces filles imprudentes qui, nées avec des inclinations aussi violentes que celles des autres femmes, viennent porter dans le fond de la solitude des désirs qui ne seront jamais apaisés par les embrassements d’un homme ? Ah ! qu’une pareille réflexion rendrait nos désirs bien plus vifs, s’il était possible que nous nous refroidissions ! Tu me demandes si nous n’avons pas de retour vers le monde ? Nos cœurs enchantés ont-ils le temps de le regretter ? Et qu’y regretterions-nous ? La liberté ? Elle n’est pas un bien quand elle est gênée dans le plus doux de ses droits. Est-ce vivre qu’être continuellement exposées à tous les caprices des hommes ? Est-ce vivre qu’être continuellement dans les tourments d’une chasteté involontaire ? Une fille brûle d’amour, et un préjugé fatal la note d’infamie quand elle fait les premières avances. Si elle accorde une faveur, son amant se détache ; si elle la refuse, il se rebute ; si elle veut faire valoir une grâce, si elle veut, par quelques difficultés, irriter sa passion, il s’échappe. Ainsi toujours languissante, entraînée par l’amour, retenue par la bienséance, elle ne trouve que deux écueils également terribles pour elle. Si elle se livre à l’amour, une indiscrétion peut la perdre, ses plaisirs sont toujours empoisonnés par la crainte du qu’en dira-t-on. Si elle reste dans les bornes de la sagesse, il faut que son bonheur lui amène un mari : s’il ne vient pas, le temps fuit, les années se passent, ses charmes se flétrissent, elle meurt vierge et martyre. Mais je veux que son bonheur le lui amène, ce mari : la voilà pour toujours attachée à un homme, un seul homme, qui peut à peine suffire à la moitié de ses désirs, et dont l’humeur bizarre fera peut-être de chacun