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Page:Goncourt - Journal, t4, 1892.djvu/162

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tenues et mangées par ces mutilés, qui se savent regardés, et font effort pour être à la hauteur du spectacle.

Il passe des blessés, assis sur le cul d’une charrette, les jambes pendantes et mortes, ayant, sur leur figure décolorée, des sourires vagues, adressés aux passants — des sourires qui donnent envie de pleurer…

Il passe des blessés, qui portent sur l’inquiétude de leur visage, le non-savoir de l’amputation, le non-savoir de la vie ou de la mort.

Il passe des blessés, qui posent, dans des attitudes arrangées et théâtrales, sur une botte de paille, et jettent au public, du haut de la voiture, où ils sont juchés : « Allez, il y a de la viande de Prussien, là-bas. »

Un blessé tient, d’un air farouche, serré contre lui, son fusil, dont la baïonnette cassée n’a plus la longueur que d’un pouce de fer.

Au fond des coupés, on entrevoit des officiers, à la tête ensanglantée, dont la manche galonnée d’or et la main molle, reposent sur le pommeau de leur sabre.

Le froid est vif, mais la foule ne peut s’arracher à l’émotionnante vision. On entend des bottines de femmes battre la semelle de leur petit talon, craquant sur la terre gelée.

L’on veut voir, l’on veut savoir, et l’on ne sait pas, et les bruits les plus contradictoires circulent et se répandent, à chaque minute. Les figures s’éclairent ou s’attristent à un mot de celui-ci, à un mot de