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Page:Hoffman - Contes des frères Sérapion, trad de la Bédolière, 1871.djvu/71

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trembler mon cœur. Au milieu de la plus forte canonnade, au milieu du feu pétillant de la mousqueterie des bataillons, j’entends à mes oreilles cet affreux cri de douleur, et il allume dans mon âme toute la fureur, tout le désespoir de la folie. Cette nuit même…

Bogislaw cessa un instant de parler, et comme lui je fus glacé d’effroi, car un cri prolongé et déchirant le cœur, et qui paraissait venir du corridor, se fit entendre. On aurait dit qu’un homme se soulevait péniblement du plancher en gémissant et s’avançait d’un pas lourd et incertain. Alors Bogislaw se leva tout à coup de son fauteuil, et, les yeux brillant d’un feu sauvage, il s’écria d’une voix de tonnerre :

— Apparais, infâme ! qui que tu sois, je te défie, toi et tous les esprits de l’enfer qui t’obéissent !

Alors il se fit un bruit terrible…

Au même instant les deux battants de la porte du salon s’ouvrirent avec fracas.

Un homme habillé de noir de la tête aux pieds s’avança. Son visage était pâle et sérieux et son œil plein de fermeté. Avec la noble tournure du plus grand monde il fit quelques pas vers la colonelle, et employant des expressions choisies lui demanda pardon de se rendre si tard à son invitation. Une visite dont il n’avait pu se débarrasser, disait-il, l’avait retenu bien malgré lui. La colonelle, à peine capable de dominer l’effroi dont elle venait d’être saisie, bégaya quelques paroles inintelligibles qui semblaient signifier que l’étranger voulût bien prendre place. Celui-ci avança une chaise tout près de la colonelle et en face d’Angélique, s’assit et parcourut la société d’un regard. Personne ne paraissait en état de prononcer un seul mot.

— J’ai de doubles excuses à faire, dit l’étranger, d’être venu si tard d’abord, et puis ensuite d’être entré si brusquement : pour ce second point je dirai que la faute n’en est pas à moi, mais bien aux domestiques placés dans l’antichambre qui ont poussé violemment les battants de la porte.

— Qui ai-je le plaisir de recevoir ? demanda la colonelle un peu remise de sa peur.

L’étranger ne parut pas avoir entendu cette demande occupé qu’il était à écouter Marguerite, qui, entièrement changée dans sa manière d’être et toute riante, s’était avancée vers l’étranger et lui racontait en français que l’on prenait plaisir à conter des histoires de revenants, et qu’il s’était présenté au moment où dans le récit de l’écuyer en chef un mauvais esprit allait apparaître.

La colonelle, sentant qu’il n’était pas convenable de demander le nom et les qualités d’une personne qui se présentait comme invitée, mais encore plus gênée par sa présence, ne renouvela pas sa question, et ne blâma pas Marguerite de sa conduite, qui blessait presque les convenances.

L’étranger mit fin aux bavardages de Marguerite en se tournant vers la colonelle et le reste de la société, pour entamer une conversation sur une aventure insignifiante qui avait eu lieu dans le pays même. La colonelle répondit ; Dagobert essaya de se mêler à l’entretien, qui se traîna péniblement à bâtons rompus. Pendant ce temps Marguerite fredonnait quelques couplets de chansons françaises, et figurait comme pour se les remettre en mémoire quelques passes d’une gavotte. Les autres pouvaient à peine se remuer. Chacun se sentait oppressé, la présence de cet étranger pesait comme un orage lourd, les mots expiraient sur les lèvres lorsqu’ils jetaient un regard sur la pâleur cadavéreuse de la figure de l’hôte inconnu. Et cependant celui-ci dans son ton et ses gestes n’avait rien de surnaturel, et même toutes ses manières annonçaient un homme d’expérience et de bonne compagnie. Son accent franchement étranger en parlant français et allemand prouvait évidemment qu’il n’était ni de l’une ni de l’autre de ces deux nations.

La colonelle respira enfin plus librement lorsqu’elle entendit des cavaliers s’arrêter devant la maison, et que la voix du colonel se fit entendre.

Presque aussitôt le colonel entra dans le salon. Dès qu’il eut aperçu l’étranger il s’avança rapidement vers lui en disant :

— Soyez le bienvenu dans ma maison, cher comte, soyez cordialement bienvenu ! Et puis se tournant vers la colonelle : Le comte S…i ! un cher et fidèle ami que je m’étais fait dans le fond du Nord et que j’ai retrouvé au Sud.

— Que toute la faute retombe sur mon mari, reprit la colonelle en retrouvant son courage, si votre réception a eu quelque chose d’étrange et de peu digne d’un ami intime, mais il ne m’avait nullement prévenue de votre visite. Nous n’avions pendant toute la soirée raconté que d’horribles histoires de revenants et d’esprits mystérieux, et Maurice en était au récit d’une aventure épouvantable arrivée à lui et à un de ses amis, lorsqu’au moment où il disait : Un bruit terrible se fit entendre, les portes se sont ouvertes avec force et vous êtes entré.

— Et l’on a pris le cher comte pour un spectre, interrompit le colonel avec un grand éclat de rire. En effet, il me semble que le visage d’Angélique a conservé quelques traces de frayeur, le grand écuyer ne me paraît pas encore tout à fait revenu de son effroi, et Dagobert lui-même a perdu sa gaieté. Dites-moi, comte, n’est-ce pas un peu fort de vous prendre pour un affreux spectre ?

— Peut-être, répondit le comte avec un étrange regard, en ai-je quelque peu l’aspect. On parle de beaucoup de personnes qui peuvent exercer sur les autres une puissance psychique, qui doit jeter sur leur être une sorte de mystère. Peut-être suis-je capable de sorcelleries de ce genre.

— Vous plaisantez, cher comte, interrompit la colonelle, mais il est vrai que maintenant chacun est en chasse de secrets surnaturels.

— De sorte, reprit le comte, que l’on se tourmente pour des contes de nourrice et autres niaiseries merveilleuses. Il est bon de se garder d’une si étrange épidémie. Cependant j’ai interrompu monsieur le grand écuyer au moment le plus intéressant de son récit ; et je le prie de le continuer pour en apprendre le dénouement à ses auditeurs, qui désirent le savoir sans aucun doute.

Le comte était non-seulement mystérieux, mais surtout secrètement antipathique au grand écuyer. Celui-ci trouva dans ces paroles accompagnées d’un rire fatal quelque chose de moqueur ; et il répondit les yeux enflammés et avec un accent bref qu’il craignait de troubler par ses contes de nourrice la gaieté que le comte avait apportée dans le cercle assombri, et qu’il préférait en rester là.

Le comte parut n’accorder aucune attention aux paroles du grand écuyer. Jouant avec une tabatière d’or qu’il tenait à la main, il se tourna vers le colonel.

— Cette dame éveillée, lui dit-il, n’est-elle pas Française ?

Il désignait ainsi Marguerite, qui tout en fredonnant continuait ses essais de danse. Le colonel s’approcha d’elle et lui dit :

— Ah çà ! êtes-vous folle ?

Marguerite décontenancée vint s’asseoir à la table de thé, où elle resta tranquille et silencieuse.

Le comte prit la parole, et parla d’une manière très-séduisante de choses nouvellement arrivées. Dagobert pouvait à peine placer un mot. Maurice était debout, tout rouge, les yeux brillants, n’attendant que l’occasion de faire une attaque. Angélique paraissait exclusivement occupée d’un ouvrage de femme, et ne levait pas les yeux. On paraissait en désaccord, et l’on se sépara de bonne heure.

— Tu es un heureux mortel, dit Dagobert à Maurice aussitôt qu’ils se trouvèrent seuls. Angélique t’adore, je l’ai lu aujourd’hui dans ses yeux. Mais le diable ne reste jamais sans rien faire, et sème son ivraie empoisonné parmi les plus riches moissons. Marguerite est enflammée de la plus folle passion, elle t’aime avec la douleur furieuse qui peut déchirer un esprit ardent. Sa folle conduite de ce soir était le résultat d’une attaque irrésistible de la plus brûlante jalousie. Lorsque Angélique a laissé tomber son mouchoir, lorsque tu l’as ramassé, lorsque tu as baisé sa main, toutes les furies de l’enfer sont venues assaillir la pauvre fille. Et c’est ta faute : tu montres la galanterie la plus excessive pour cette charmante Française. Je sais que tu aimes Angélique, que toutes les attentions que tu prodigues à Marguerite ne sont adressées qu’à elle ; mais ces éclairs mal dirigés ont atteint et ont brûlé ! Maintenant le mal est fait, et je ne sais plus en vérité comment la chose pourra finir sans un terrible tumulte et sans un affreux pêle-mêle.

— Laissons là Marguerite, répondit le grand écuyer. Si Angélique m’aime, ce dont je doute encore beaucoup, alors je serai tranquille et heureux et ne m’occuperai en rien de toutes les Marguerites du monde et de leurs folies. Mais une autre crainte m’a traversé l’âme. Ce comte étranger, ce comte mystérieux qui s’est présenté comme un secret sombre, cet homme qui nous a tous troublés ne semble-t-il pas être venu se placer en ennemi devant nous ? Il me semble qu’il sort pour moi des plus lointaines profondeurs d’un souvenir, je pourrais presque dire d’un songe, qui me représente ce comte dans des circonstances effrayantes ! Il me semble que là où il entre un affreux malheur conjuré par lui doit s’élancer d’une nuit profonde comme un feu destructeur. As-tu vu comment son regard se reposait sur Angélique, et comme une fausse rougeur colorait alors ses joues pâles et s’effaçait aussitôt ? Le spectre a deviné mon amour, et c’est pour cela que les paroles qu’il m’adressait étaient si moqueuses ; mais il me trouvera devant lui jusqu’à la mort.

— Le comte, dit Dagobert, est un fantôme manqué qu’il faut regarder hardiment entre les deux yeux ; mais peut-être y a-t-il au fond beaucoup moins de choses que l’on n’en pourrait croire, et tout cet entourage mystérieux est dû à la singulière disposition où nous nous trouvions tous lorsque le comte est entré. Rencontrons dans la vie tous ces trouble-fête avec un esprit ferme et une foi inébranlable. Nul pouvoir sombre ne peut courber la tête qui se dresse puissante et avec un esprit joyeux.

Il s’était passé du temps déjà. Le comte en allant de plus en plus fréquemment dans la maison de la colonelle avait su s’y rendre presque indispensable. On était d’accord sur ce point que la qualification de mauvais esprit pouvait aussi bien convenir à ceux qui l’avaient jugé mal tout d’abord.

— Le comte, disait la colonelle, n’avait-il pas le droit avec nos