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Page:Léon Daudet – Le Monde des images.djvu/123

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MÉMOIRE ET DESIR.

Après la critique littéraire, l’expérience personnelle : j’étais tout jeune, j’avais neuf ans, quand je fis connaissance, pour la première fois, avec le domaine dit de « Montauban », à Fontvieille, aux pieds des Baux, où mon père écrivit les Lettres de mon moulin. C’est une fraîche demeure provençale, avec dépendances rustiques, de limites indéterminées, au milieu des pins et de la garrigue. Le petit bonhomme que j’étais eut cependant, dès son arrivée dans ce paysage nouveau pour lui, l’impression très violente, inoubliable, qu’il le connaissait déjà, et dans ses moindres détails. Je suis retourné souvent à Fontvieille ; cette sensation s’est émoussée pour moi, non le souvenir de son extraordinaire intensité initiale. Avant que mon père ne m’eût fourni aucune indication sur leur emplacement, j’avais découvert, par moi-même, le cagnard, son banc de pierre (tels que deux vieux, très vieux amis retrouvés) et les fameux moulins. Je reconnaissais le goût de l’air vif, l’odeur résineuse des pins, la distribution de la lumière, ainsi que dans un conte de fées, et le chant strident des cigales. J’avais la sensation fort nette d’une vie antérieure, qui était certainement celle de mon père, en ce même endroit. Mais une pudeur farouche, comme il arrive chez les enfants, m’empêchait de faire la moindre allusion à cette émotion bizarre, qui me donnait tantôt envie de rire et tantôt envie de pleurer. Plus tard seulement, je m’en ouvris à Alphonse Daudet, qui me raconta avoir éprouvé une impression ana-