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Page:Léon Daudet – Le Monde des images.djvu/206

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LE MONDE DES IMAGES.

craintive et prévoyante à la fois) fait la moitié de la route vers l’accident, ou la maladie, ou le malheur. Elle ouvre la porte à toutes les menaces, à toutes les douleurs, à tous les microbes. Certains hérédos vivent en état d’appréhension chronique, et collectionnent ainsi les ennuis et les maux dont ils redoutent et facilitent l’approche ; au lieu que ceux qui s’en moquent, qui s’en remettent à leur étoile (c’est-à-dire à une personimage confiante et hardie) passent à travers.

Je tiens de mon cher et incomparable ami, feu le docteur Vivier, le fait suivant : un paysan accompagne son frère au bateau qui doit emmener celui-ci en Amérique. Sur le quai, un chien enragé mord les deux hommes. Le premier, celui qui reste et qui sait que le chien est enragé, meurt six semaines après, dans d’atroces souffrances. Sur le conseil du médecin, la famille cache la cause de cette mort à l’émigrant, qui revient, deux ans après, plein de santé et de courage. En débarquant, il apprend la cause vraie de la mort de son frère et meurt de la rage six semaines après. Tel est, chez certains, le travail organique de l’appréhension.

Sur le plan littéraire, l’appréhension enlève, à l’écrivain qui doute de soi, toute possibilité d’aller au fond de son sujet et, par conséquent, de faire œuvre durable. Ballotté entre diverses figures héréditaires intérieures, dont le conflit cause chez lui l’hésitation craintive, il aboutit à de médiocres produits, parfois d’une vogue passagère, mais sans