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Page:Léon Daudet – Le Monde des images.djvu/220

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LE MONDE DES IMAGES.

à notre esprit. Il entre, de plus en plus, dans le cône d’ombre de l’omission. Le prénom correspondant à cette personne — comme le mot correspond à l’objet — et qui était, pour nous, chargé de toutes les saveurs du sentiment, devient peu à peu terne, inerte, inagissant sur le cœur, sinon insipide. C’est ainsi que la plus cuisante des douleurs, la séparation par la mort, finit heureusement par s’atténuer, si elle n’a pas d’abord conduit au suicide. Quand l’omission devient totale et constante, quand l’ombre projetée est presque définitive, elle s’appelle l’oubli, lequel est à la mémoire ce que l’inertie est au mouvement.

La joie, en général, s’oublie vite — quoique Nietzsche en ait prétendu — et ses circonstances sont encore dans l’omission, qu’elle-même est déjà dans l’oubli. Nous avons eu de ce fait un exemple en commun très saisissant, lors de l’armistice du 11 novembre 1918, qui mettait fin à la guerre européenne, laquelle durait depuis cinquante et un mois. Il y eut un débordement d’allégresse populaire et familiale. Puis, au bout de quinze jours, tout le monde avait pris son parti de cet immense bonheur, la cessation des hostilités, accompagné de cet autre immense bonheur, la victoire, parachevé par cet autre immense bonheur, le retour de l’Alsace-Lorraine, attendu depuis quarante-huit ans. Après avoir été un dieu, dont chaque syllabe donnait le frisson, ce mot « l’armistice » redevenait un homme, sujet à discussions et à reproches.