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Page:La Revue blanche, t20, 1899.djvu/421

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immondes. Je préfère ne parler pas de Caran-d’Ache. Que dire des journalistes ? Et que dire des écrivains ? Non seulement ils sont tombés du côté où ils penchaient. Non seulement M. Barrès est devenu tout à fait le Tartufe moisi qu’il menaçait de devenir, non seulement M. Coppée est devenu le gâteux tisanier qu’il devait devenir. Mais la perversion fut telle que plusieurs tombèrent d’un côté où ils ne semblaient nullement pencher. M. Jules Lemaître pouvait devenir vicieux comme un roué : mais qui se fût imaginé qu’il en viendrait à nous donner des proses comparables aux meilleures chroniques de M. Judet.

Je n’insiste pas sur ces exemples illustres, et publics. Les exemples privés sont d’un autre enseignement. Combien heureux, et combien rares, s’ils existent, ceux qui ont pu traverser la tourmente sans y laisser, sans y voir naufrager quelques-uns de leurs amis. Si nombreux que fussent les dreyfusistes parmi les étudiants, ce malheur nous est arrivé. L’affaire Dreyfus fut l’épreuve insoupçonnée et s’il n’est pas certain que tous ceux qui l’ont bien passée, pour cela seul, soient bons, il est malheureusement certain que tous ceux qui l’ont mal passée, pour cela seul, sont mauvais.

J’avais un camarade historien, très bon élève en Sorbonne, et qui, à ce que l’on m’a dit, est devenu antidreyfusard. Il ne me l’a jamais dit lui-même, car, par un hasard extraordinaire, depuis que l’affaire est commencée, nous ne nous sommes plus jamais rencontrés dans les rues. Mais je pensais à lui toutes les fois que d’un côté les faux s’amoncelaient sur les faux et que de l’autre côté les preuves s’ordonnaient sur une base de preuves. Je me demandais comment un malheureux, inintelligent à ce point du présent, osait ainsi étudier les événements passés. J’essayais de me représenter quelle idée amincie, convenue et livresque il pouvait avoir de ce qui fut la vie et la passion des hommes passés. Sans doute on nous a fait faire des dissertations bien sensées sur ce thème : que nous pouvons bien faire l’histoire des temps passés et que nous ne pouvons pas faire l’histoire du temps présent, parce que nous sommes impartiaux à l’égard des temps passés, tandis que nous sommes forcément partiaux à l’égard du temps présent. Comme c’est nous, au contraire, qui sommes les historiens ! qui sommes devenus historiens. Quelle connaissance nous avons reçue de ce que c’est qu’un peuple, de ce que c’est qu’une idée, de ce que c’est qu’une campagne, de ce que c’est qu’une crise, de ce que c’est qu’une révolution ! Comme nous avons compris le mécanisme parlementaire, le jeu des suffrages, Le jeu de la constitution ! Quelle connaissance nous avons reçue de ce que c’est que la guerre, de ce que c’est que la paix armée, de ce que c’est qu’une armée, une armée prétorienne, et de ce que c’est que l’Église ! Quelle reconnaissance nous avons eue de la barbarie première, et du Moyen-Âge, et de l’Inquisition ! Quel sens nous avons à présent de la liberté, de la République et de la Révolution !