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Page:La Revue blanche, t20, 1899.djvu/422

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J’avais un ami grammairien. Celui-ci était, à vraiment parler, un esprit doux, une âme douce, profondément et sincèrement douce. Il venait doucement au socialisme, par tendresse naturelle, par bonté. Il serait venu au socialisme, si les socialistes ne s’étaient pas occupés de l’affaire Dreyfus, ne s’étaient pas mêlés de tout cela. Je le dis comme il me l’a dit la seule fois où je l’aie rencontré depuis le commencement de cette « malheureuse affaire ». Je le dis pour faire plaisir à M. Guesde : cela ne m’est pas donné si souvent. Mon ami avait été, pendant son année de service militaire, ce que l’on appelle au régiment un assez mauvais soldat. Il s’était quelque peu plaint du métier, et je crains que le métier n’ait eu à se plaindre de lui. Mais, âme inquiète, il eut ce raffinement de tendresse, de ne pas vouloir devenir dreyfusard, parce que s’il était devenu dreyfusard, le mauvais souvenir qu’il avait gardé de la caserne aurait précisément pu entrer pour une certaine part, et à son insu, dans l’opinion dreyfusiste qu’il se serait formée. J’admirai un évangélisme aussi précieusement caressé. Il ajouta que sa famille connaissait la famille de M. Quesnay de Beaurepaire et que celui-ci était un homme d’un sincérité incontestable, d’une autorité entière. Il me dit tout cela d’un ton si triste, si doux, si ferme et si résigné, un peu ennuyé, si décidé cependant, que je n’osai pas insister. Je n’osai pas lui demander comment lui, grammairien, habitué sans doute à critiquer les textes, pouvait avoir laissé passer toute l’affaire sans critiquer les textes péremptoires proposés à l’attention publique, sans comparer les écritures, sans comparer les styles. Mon ami, qui n’admettait plus en sa créance aucune religion révélée, admettait religieusement que Dreyfus était coupable, que toutes les démonstrations proposées de son innocence étaient des machinations d’autant plus habiles et dangereuses qu’elles paraissaient péremptoires. Nous connaissons tous ainsi une foule d’historiens, qui sont bons historiens toujours, excepté quand il s’agit de la révélation, une foule de critiques rigoureusement critiques, à moins qu’ils ne s’agisse des textes sacrés. Mon ami, d’ailleurs, n’était pas devenu méchant. Il était resté le même. Il accompagnait, il entourait de sa tendresse des atrocités ignominieuses qu’il déplorait. Il faisait bonnement cortège aux hommes de mauvaise volonté. Il aimait l’armée qu’il avait méconnue au temps de son service. Il plaignait beaucoup la France. Il voulait bien ne pas rompre avec moi pour cela. Notons que la grande majorité des antidreyfusards, même parmi les professionnels, ne voulaient pas rompre avec leurs anciens amis et camarades restés fidèles à la vérité. Ils s’imaginaient que l’on pouvait rester amis et camarades quand même, avoir cela dans sa vie et se donner quand même la sincère poignée de mains. Cette imagination est aussi une marque. Et tout à fait au fond d’eux-mêmes ils avaient je ne sais quelle honte, ou quelle fausse honte.

Ces défaillances individuelles ne sont pas encore celles qui m’ont