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Page:La Revue blanche, t20, 1899.djvu/433

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privilège. Il faut que la souffrance même soit homogène entre ceux qui combattent pour une même cause. D’ailleurs cette grâce a été, en réalité, une cassation. Le premier magistrat de la République a fait fonctions de magistrat judiciaire. Élu pour une partie par un Sénat qui peut devenir une Haute Cour de Justice, il a en réalité cassé comme une Haute Cour de Cassation. Où la Constitution était défaillante il a suppléé par un acte personnel dont le sens et la portée dépassaient de beaucoup la forme, limitée par une omission constitutionnelle. Les bonnes gens qui n’ont pas été contaminés l’ont ainsi entendu. « Puisqu’il s’en réchappe comme ça », disaient des paysans de la frontière Est, si pervertie — car on les abandonne en temps de guerre, et l’on se fonde sur les conséquence de cet abandon pour les pervertir en temps de paix — « puisqu’il en réchappe comme ça, c’est qu’il n’a rien fait. » Le jugement de Rennes, moralement annulé par la conscience universelle, officiellement cassé par le Président de la République, intérieurement creusé par le partage des voix et par les circonstances atténuantes, ne subsiste plus que formellement. Quand il poursuivra sa réhabilitation devant les tribunaux compétents, le capitaine Alfred Dreyfus attribuera formellement au Conseil de guerre un sérieux que celui-ci n’a pas eu moralement, il rendra le plus bel hommage qui ait jamais été rendu à la légalité française.

Avant de penser à la réparation générale, nous devons saluer pour la dernière fois celui dont les moindres gestes avaient récemment une valeur universelle et qui vit désormais ignoré, se refaisant dans la paix familiale d’une province non ennemie. On peut, à la rigueur, accumuler sur soi les coups de la fortune et les crimes des hommes, on peut devenir la plus pitoyable des victimes, et être et rester un homme ordinaire. Alfred Dreyfus a été un homme extraordinaire. Il n’a pas été seulement d’une extraordinaire endurance physique et morale sous l’acharnement du malheur le plus épouvantable, il a été aussi d’une vaillance extraordinaire, inespérée, quand la seconde bataille commença. L’homme qui, ayant souffert un tel tourment d’âme et de corps, voulut s’exposer à ce que le supplice recommençât, pourvu que sa défense ne fût pas individuelle et apitoyée, mais générale et haute et digne, fut assurément un des héros de l’affaire Dreyfus.

Pour la réparation générale nous aurons à critiquer les idées politiques et sociales que nous avions reçues sans aucune hésitation. Nous les critiquerons d’après les renseignements et d’après les enseignements que l’Affaire nous a donnés. Quand on fit à l’école primaire notre éducation, ou, comme on la nommait, notre instruction morale et civique, plus tard, quand nous fîmes notre éducation socialiste, et que M. Léon Bourgeois était censément celui qui préparait la voie du Seigneur, il était convenu que le suffrage universel avait des vertus républicaines et révolutionnaires presque divines, que la Chambre