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Page:Labriolle - La Réaction païenne, 1934.djvu/255

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l’un raconte que quelqu’un présenta au crucifié une éponge pleine de vinaigre[1]. Un autre raconte autre chose : « Quand ils furent arrivés au lieu appelé Golgotha, il lui donnèrent à boire du vin mêlé avec du fiel, il y goûta et ne voulut point en boire[2]. » Et bientôt après : « Vers la neuvième heure, Jésus poussa un grand cri : « Eloim, Eloim, lama sabachtani », c’est-à-dire « mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné[3] » Celui qui raconte cela, c’est Matthieu. Mais en voici un troisième : « Il y avait là un vase plein de vinaigre. L’ayant attaché à une tige d’hysope, ils le présentèrent à sa bouche. Quand il eut pris du vinaigre, il dit « C’est consommé », et ayant incliné la tête, il rendit l’esprit[4]. » C’est Jean qui raconte cela. Un quatrième dit : « Et ayant crié d’une voix forte, il dit : « Père, je remets mon esprit entre tes mains[5]. » Celui-là, c’est Luc. — D’après cette histoire banale et contradictoire, on pourrait croire qu’il s’agit non pas d’un seul patient, mais de plusieurs. Car l’un dit : « Entre tes mains je recommande mon esprit » ; un second : « C’est consommé » ; un troisième : « Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné ? » ; un quatrième : « Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’as-tu couvert d’opprobres[6] ? » — Il est clair que cette fiction incohérente, ou bien représente plusieurs crucifiés, ou bien représente un seul qui meurt (si) mal[7], qu’il ne donne à ceux qui sont là aucune idée nette de ce qu’il souffre.

Mais si ces gens-là n’étaient pas capables de dire véridiquement de quelle façon il était mort et n’ont fait que de la littérature[8], c’est que sur tout le reste ils n’ont rien raconté non plus qui mérite confiance[9].

  1. Marc, XV, 36.
  2. Matth., XXVII, 33-34.
  3. Matth., XXVII, 46.
  4. Jean, XIX, 29-30. Porphyre parle d’un « vase » (σκεῦος) plein de vinaigre. Saint Jean mentionne seulement une éponge (σπόγγον). La leçon porphyrienne ne se rencontre pas ailleurs.
  5. Luc, XXIII, 46.
  6. Εἰς τι ὠνείδισας με ; Harnack a étudié cette leçon dans les Sitz.-Ber. de l’Acad. de Berlin, 1901, I, p. 261 et suiv. On la retrouve sous sa forme latine dans le Colbert. Paris (exprobrasti), le Vindob. (in opprobrium dedisti), le Bobbiensis (maledixisti). Harnack serait disposé à croire que c’est la leçon originelle, admise par Marc pour éluder la difficulté de concevoir le Christ abandonné par son Père à l’heure de la mort ; ὠνείδισας fait songer à l’ὠνείδιζον de Marc, XV, 32. Il est question aussi de l’ὀνειδισμὸς τοῦ Χριστοῦ, dans Hébr., XI, 26 ; XIII, 13, et Rom., XV, 3.
  7. δυσθανατοῦντα. La pensée n’est pas très nette. Duchesne proposait δὶς θανατοῦντα : correction qui serait fort bonne si (comme le fait remarquer Harnack) il y avait seulement deux évangélistes, et non pas quatre.
  8. παντάπασιν ἐρραψῷδησαν.
  9. Fragm. no 15.