Aller au contenu

Page:Lacerte - Le bracelet de fer, 1926.djvu/108

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
106
LE BRACELET DE FER

larmes coulaient sur ses joues, et aussitôt, je fus étreint par la jalousie, la jalousie le plus stupide qui fut, je l’avoue aujourd’hui

— Comment ! pensai-je, ce n’est pas encore fini cette histoire du petit frère ?… Et si je ramène Annine au « château », je n’entendrai parler que de ce garçonnet, mort depuis deux ans maintenant.

Mes bonnes résolutions de tout à l’heure s’envolèrent à tire d’ailes. Non, je ne chercherais pas à ramener ma femme avec moi ; mais mon fils m’appartenait et il me le fallait !… Je trouverais bien le moyen de l’enlever… J’avais des droits sur lui, en fin de compte, des droits, égalant ceux de sa mère !…

Ah ! la cruelle, la vilaine chose que je fis ensuite, lorsque j’enlevai à la pauvre jeune mère son enfant bien-aimé !… Ce rapt, ce crime que je commis, ce soir-là, lorsque j’en eus, plus tard, compris toute l’horreur, je l’ai pleuré, et j’en ai éprouvé des remords qui me rongeront l’âme, jusqu’à ma dernière heure !

L’occasion que j’attendais se présenta bientôt : l’enfant s’étant endormi, sa mère le déposa dans un berceau, après quoi elle se dirigea vers la cuisine, accompagnée de la vieille Candide, emportant la lampe, et fermant avec précautions la porte, entre la cuisine et la salle, afin, sans doute, qu’aucun bruit ne vînt éveiller son enfant.

Ayant attendu quelques instants, afin d’être certain de ne pas être surpris, j’entrai dans la salle et me dirigeai vers le berceau, marchant sur la pointe des pieds… Si l’enfant pouvait ne pas s’éveiller, au moins !… Pour le moment, il dormait, à poings fermés, et qu’il était beau, dans son sommeil ! Et cet ange était à moi, à moi ; j’avais le droit de le prendre !…

Avec d’infinies précautions, je le pris dans mes bras, et l’ayant enveloppé dans les couvertures que je pris dans le berceau, je m’enfuis vers l’endroit où j’avais laissé mon cheval. En un clin d’œil, j’eus sauté en selle, et aussitôt, ma monture partit au galop, dans la direction de La Maisonnette.

— Il m’appartient ! Il est à moi ! me disais-je, en pressant l’enfant dans mes bras. J’avais le droit de le prendre !… Il vivra dans le luxe, tandis que, si je l’avais laissé à sa mère, il aurait vécu dans la pauvreté, la presque misère !

J’essayais ainsi d’engourdir ma conscience, d’apaiser mes remords.

Je plaçai mon fils en nourrice, jusqu’à ce qu’il eut atteint l’âge de deux ans, puis je l’installai au « château », le faisant passer pour mon neveu, dont le père venait de mourir.

Cinq ans s’écoulèrent… Un jour, il me prit fantaisie de retourner à La Masure, voir ce qui s’y passait. La maison était fermée, « abandonnée, depuis près de quatre ans » m’apprit-on.

Adroitement, je questionnai quelques personnes des environs, et elles me dirent qu’après la disparition de son enfant, Annine avait quitté furtivement La Masure, une nuit ; elle allait à la recherche de son bébé, « qu’un chemineau lui avait volé, certain soir », disait-elle. Puis, la vieille Candide, restée seule fut trouvée morte, quelques semaines plus tard ; elle avait été inconsolable, après le départ de la jeune femme, disait-on, et elle n’avait pas tardé à mourir, d’une syncope du cœur.

Annine… personne ne savait ce qu’elle était devenue… Elle avait été vue, prétendait-on, aux environs de la Pointe Bleue… On croyait qu’elle avait perdu la raison… Continuellement, elle cherchait son enfant ; mangeant à peine, ne dormant que peu, on l’avait rencontrée, errant à l’aventure, et demandant partout, la pauvre malheureuse, si on avait vu son petit Paul, son bébé chéri…

Puis, un jour, elle avait disparu complètement… Et, Paul, je ne sais pas encore, à l’heure qu’il est, si ta pauvre mère est vivante, ou si elle est morte…

C’est là le triste roman de ma vie, mon fils…

Mais, je vais te confier une mission, une mission sacrée : celle de faire des recherches, de ton côté, afin d’essayer de découvrir ce qu’est devenue ma femme… ta mère, Paul… « Après toutes ces années » ! me diras-tu. Oui, après toutes ces années écoulées, depuis que j’ai, pour la dernière fois, entendu parler d’elle, la pauvre abandonnée. Informe-toi, et si tu peux découvrir où elle a été enterrée (car je suis persuadé qu’elle n’est plus, depuis longtemps) tu feras exhumer ses restes, et les feras inhumer dans le cimetière de Québec, à côté de ma dépouille, à moi, le misérable, l’indigne époux d’une sainte.

Mon fils, pardon !… Ah ! pardon !… Je t’ai tant aimé !

Ton père qui t’affectionne tendrement,

DELMAS FIERMONT ».

Ainsi se terminait la lettre de Delmas Fiermont à son fils Paul.

Chapitre IV

LE GUET-APENS


Lorsque Nilka eut quitté L’Épave, en compagnie de Cœur-Franc, elle essaya de questionner celui-ci, car elle désirait ardemment qu’il lui donnât des nouvelles. Alexandre Lhorians avait été victime d’un accident, d’après la lettre de Raphaël Brisant ; mais, quelle sorte d’accident ?… Souffrait-il beaucoup ?… Combien de questions elle eut voulu poser !

— Donne-moi donc des nouvelles de mon père, Cœur-Franc, demanda-t-elle, et dis-moi s’il souffrait beaucoup, lorsque tu as quitté Roberval.

Le Sauvage haussa les épaules et fit un signe négatif ; sans nul doute, il ne comprenait pas le français.

Nilka soupira. Elle aurait tant voulu avoir des nouvelles, la pauvre enfant !

La pirogue glissait silencieusement sur l’eau ; de fait, le silence, un silence qui avait quelque chose de tout à fait sinistre, régnait partout ; seuls les coups d’avirons du Sauvage en rompaient la monotonie. La brume était très dense ; si dense, que Nilka apercevait à peine Cœur-Franc, à l’autre extrémité de la pirogue. Elle se demandait comment le Sauvage pouvait conduire sa pirogue, au milieu de cette brume… La mènerait-il droit à Roberval ?…