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Page:Lacerte - Le bracelet de fer, 1926.djvu/69

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LE BRACELET DE FER

— Je n’ai jamais entendu dire que…

— Je t’assure, moi qu’il en est ainsi ! Il n’y a pas un pêcheur des environs, pas un Sauvage de la Pointe Bleue, ou de la Pointe des Sauvages, quelques milles plus loin, qui s’approcheraient de L’Épave, à moins d’un mille, après le soleil couché… et pour cause, Raphaël…

— Mon Dieu, comment peux-tu prêter foi aux légendes qui courent ces régions, ma pauvre Cédulie ? s’écria Raphaël. Doit-on s’arrêter aux racontars des superstitieux pêcheurs, ou à ceux des Sauvages de la Pointe Bleue et de la Pointe des Sauvages ?… Tu sais bien que ces gens ne sont pas dignes de croyance.

— Pourtant, mon homme, répondit Cédulie, plus d’un a vu…

— Rien… Personne n’a rien vu !…

— Autour de L’Épave… la nuit… d’étranges ombres… des feux-follets… Puis de monstrueuses bêtes ont été aperçues, prenant leurs ébats, autour de ce bateau… De sinistres chuchotements flottent aussi dans l’atmosphère entourant L’Épave

— Oh ! Je t’en prie, Cédulie, changeons le sujet de la conversation, veux-tu ? s’exclama Raphaël Brisant.

— C’est bon ! C’est bon ! Comme il te plaira, mon mari ! dit Cédulie. Mais pas avant de te répéter ce que raconte Noël Malouin, le pêcheur… Il raconte d’extraordinaires choses, Raphaël… Il parle de la « Dame des Brumes » ainsi nommée parce qu’elle n’apparaît que les jours où la brume est très dense… Elle glisse sur le pont de L’Épave, en laissant traîner derrière elle ses longs vêtements. De plus, tu sais, mon homme, le pêcheur Malouin, je veux dire, jure avoir entendu, certaine nuit, un chant s’élevant des flots, non loin de L’Épave… Ce chant ressemblait à celui des sirènes… S’étant approché du bateau, Noël aperçut une colossale lamie qui, aussitôt, plongea dans les eaux du lac.

— Ma pauvre Cédulie, dit Raphaël Brisant en riant d’un grand cœur, Noël Malouin est l’homme le plus superstitieux et probablement le plus menteur de la terre je crois, et, quant à ce qu’il a raconté à propos de la Dame des Brumes, et ce chant de sirène, on sait que ce n’est pas vrai, tout simplement. Puis la colossale lamie. On a découvert depuis que c’était une illusion d’optique de ce pauvre Noël, et que, ce qu’il a vu, s’était tout bonnement ce brave Carlo, qui nageait autour de L’Épave ; voilà ! Mais, j’espère que tu n’as pas entretenu Mlle Lhorians de ces… contes, Cédulie, hein ? Elle est jeune et impressionnable et…

— Ne crains rien, Raphaël. Je n’allais pas effrayer cette petite, n’est-ce pas ?… C’est bien assez qu’elle soit condamnée à vivre pendant je ne sais combien de temps sur ce bateau mystérieux…

— Mystérieux ?… Mais, pas du tout, ma chère ! s’écria Raphaël. L’Épave est un bateau bien ordinaire, ancré au milieu du lac, et qui fera une confortable demeure aux Lhorians ; voilà tout. J’avoue que c’est une assez triste demeure pour cette jeune fille, à cause de la solitude dont elle sera entourée ; mais, nous serons ses amis, à Mlle Nilka, ainsi que nous l’avons promis à M. Paul Fiermont ; nous veillerons sur elle, quoique de loin… D’ailleurs, si M. Lhorians est un toqué, incapable de veiller sur sa fille, Joël, leur domestique est là, et en voilà un qui saura protéger sa jeune maîtresse, je t’en passe mon billet, Cédulie !

Pour toute réponse, Mme Brisant désigna du doigt la chaloupe de L’Épave, qu’on n’apercevait plus qu’à grand’peine, dans le lointain :

— Que Dieu les protège ! murmura-t-elle, d’un ton pieux.

— Amen ! répondit son mari, sur le même ton.

Chapitre II

UNE DEMEURE IDÉALE


La chaloupe contenant nos amis, s’éloignait rapidement du rivage…

Aussi longtemps qu’elle put, Nilka fit des signes de la main aux époux Brisant ; mais enfin, la distance augmentant toujours, la jeune fille se retourna sur son siège pour essayer d’apercevoir l’endroit où était ancrée L’Épave.

Le lac était uni comme un miroir ; seuls, les coups d’avirons de Joël et les ébats de Carlo en ridaient la surface. Un soleil radieux égayait les alentours, et Nilka se disait que, dans des circonstances plus favorables, elle eut été tentée de chanter quelque chanson nautique. Mais, ses larmes étaient trop proches, pour qu’elle essayât d’émettre même une note. C’est qu’elle avait été fort éprouvée, depuis quelque temps, la pauvre enfant : la trahison de « M. Laventurier », l’incendie, qui avait failli coûter la vie à son père, et avait affecté les yeux de l’horloger à un tel point, qu’il ne pourrait plus jamais travailler à son métier. Incendie, qui les avait réduits elle, son père et Joël, à la dernière des pauvretés. Puis, ensuite, leur départ de Québec, pour venir habiter les régions isolées et désolées du lac St-Jean…

— Un malheur n’arrive jamais seul ! se disait-elle. Quel sort est le nôtre !… Habiter ce bateau, perdu au milieu de ce grand lac… Déjà, la solitude commence à me peser, me semble-t-il, et qui sait pendant combien de temps, d’années peut-être, nous sommes condamnés à vivre ici ?… Tout de même, nous devons une reconnaissance infinie à M. Fiermont de nous avoir fourni les moyens de vivre, car notre position était des plus précaires !

— Mais !… L’Épave est un gros bateau ! fit, soudain, Alexandre Lhorians.

On approchait de la future demeure ; on distinguait déjà ses formes assez élégantes, sa charpente, peinturée en blanc, ses cuivres, luisant au soleil ; bientôt, on pourrait lire son nom, à l’avant.

— Voyez donc Carlo ! s’écria Nilka. Il vient d’aborder L’Épave !

En effet, le chien avait déjà pris possession du bateau, à l’arrière duquel il aboyait joyeusement à ceux que contenait la chaloupe.

Bientôt, la chaloupe accostait à L’Épave, et ses nouveaux locataires mettaient pied sur l’arrière-pont.

Une exclamation de joie s’échappa des lèvres de Nilka :

L’Épave, c’est donc un palais flottant ! s’écria-t-elle. Voyez donc, père, ces garde-corps