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Page:Lacerte - Le bracelet de fer, 1926.djvu/85

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LE BRACELET DE FER

Nilka essaya de se persuader qu’elle était parfaitement rassurée, depuis qu’elle avait visité L’Épave, en compagnie de Joël, elle se dit qu’elle parviendrait à oublier les incidents qui lui avaient suggéré la pensée de faire cette visite du bateau. Pourtant, le jeudi suivant, lorsque Joël retourna à la pêche et qu’elle resta seule avec son père, elle se sentit mal à l’aise. Au lieu de rester dans la salle à manger, où la chaleur était moins grande, elle se rendit sur l’avant-pont, et s’installa tout près de l’atelier de l’horloger, dont un des châssis était ouvert.

Alexandre Lhorians profita de la présence de sa fille auprès de lui, vous le pensez bien, pour lui annoncer qu’il croyait avoir trouvé le moyen de perfectionner son horloge de cathédrale.

— Bientôt, vois-tu, Nilka, lui disait-il, les airs que joue l’horloge ne se feront entendre que durant le jour. J’ai inventé une sorte de levier qui, après l’angelus du soir, soulèvera le mécanisme musical, et… Tu verras. Tu verras, ma fille ! Je l’ai toujours dit ; mon invention nous apportera la fortune un jour… avant qu’il soit longtemps.

Quoique ce genre de discours l’ennuyât infiniment, Nilka écoutait attentivement l’horloger, quand même, heureuse qu’elle était d’entendre le son d’une voix humaine.

Lorsque Joël revint et qu’il aperçut sa jeune maîtresse prêtant l’oreille aux propos de son père, il comprit à quel sentiment elle obéissait et il soupira profondément.

— Décidément, se dit-il, Mlle Nilka aurait bien besoin de distractions ; il lui faudrait changer d’entourage, de localité, pour au moins quelques jours. Elle devient superstitieuse, la pauvre petite, et cela m’inquiète beaucoup… Si M. et Mme Brisant peuvent venir nous rendre visite dimanche et ramener M. Lhorians et sa fille avec eux, je serai bien content… Mlle Nilka aurait besoin de voir d’autres visages, d’entendre d’autres voix, de se mêler à d’autres conversations que les nôtres… Quelle vie, pour une jeune fille, que celle que nous menons ici !… Ah ! si j’avais su quel effet la solitude aurait sur cette chère petite, j’aurais travaillé de mes deux bras, nuit et jour, et à la sueur de mon front, à casser des pierres, s’il l’eut fallu, plutôt que de conseiller si fortement M. Lhorians d’accepter la position de gardien de ce bateau !

Le dimanche matin, lorsque Joël se leva, il eut un soupir de soulagement, car il vit bien que la journée promettait d’être belle et que, conséquemment, on aurait la visite de M. et Mme Brisant.

— Quelle belle journée, n’est-ce pas, Mlle Nilka ? fit-il, pendant le déjeuner. Une superbe journée pour aller à terre, je trouve.

— Tu l’as dit, Joël ! répondit Nilka. Père, ajouta-t-elle, j’attends M. et Mme Brisant, cet avant-midi.

— Vraiment ? fit Alexandre Lhorians, d’un air distrait.

— Oui, petit père, et ils vont nous ramener à Roberval avec eux. Quel bonheur !

— Nous ramener à Roberval, dis-tu ?… En quel honneur ? demanda l’horloger.

— Mais, père… Vous ne vous souvenez donc pas que vous devez aller à terre afin de vous procurer ce morceau de bois dont vous avez besoin pour votre horloge ?

Alexandre Lhorians fronça les sourcils.

— Je ne me souviens pas, Nilka, répondit-il ; de plus, je ne me sens pas du tout disposé à quitter L’Épave, pour le moment.

Des larmes vinrent aux yeux de la jeune fille, et elle jeta un regard suppliant du côté de Joël… Elle avait tant rêvé aller à terre et se faire accompagner de son père !

— M. et Mme Brisant vont être fort désappointés, si vous refusez leur invitation, M. Lhorians, interposa Joël.

Désappointés, dis-tu, Joël ? Et pourquoi, je te prie ?

— Ils avaient compté sur votre visite, je le sais.

— Je le regrette alors, car les Brisant sont de braves gens, de bien braves gens, que j’estime beaucoup. Cependant, tu dois le comprendre, Joël, je ne peux pas laisser mon horloge de cathédrale, au moment où je suis à inventer un mécanisme qui…

— Pardon, M. Lhorians ! interrompit le domestique, car il vit bien que son maître allait se lancer dans des explications ennuyeuses et compliquées. Mais si je dis que M. et Mme Brisant vont être désappointés, reprit-il, en faisant un signe à Nilka, c’est qu’ils comptaient sur vous pour réparer une ou deux de leurs horloges, pendant votre séjour chez eux.

— Ah ! Alors, voilà qui change tout à fait la face des choses ! répondit Alexandre Lhorians. Je ne puis pas oublier que je suis horloger, tu le penses bien, Joël, et puisque ces braves gens ont de l’ouvrage à me donner, j’irai chez eux ; même, je ferai l’ouvrage pour rien, entendu que je n’en suis plus réduit à travailler à mon art (Alexandre Lhorians parlait toujours de son métier comme d’un art) pour de l’argent.

— Et, se disait Joël, in petto, je m’arrangerai pour que Mme Brisant trouve à employer mon pauvre maître, d’une manière ou d’une autre… Il y a toujours moyen de déterrer, quelque part, de vieilles horloges qui ont la berlue…

Bref, tout s’arrangea à la satisfaction générale, et ce soir-là, Alexandre Lhorians et sa fille partaient pour Roberval. Les Brisant n’avaient pas manqué de venir les chercher et ils avaient promis à Joël d’essayer de garder leurs visiteurs au moins huit jours avec eux.

— Quel beau congé pour la chère petite Mlle Nilka, et que je suis content qu’elle aille passer quelques jours à terre ! se disait le domestique, sans songer, même un instant, le brave garçon, à l’ennui qu’il allait éprouver à demeurer si longtemps seul sur L’Épave.

Chapitre XII

NILKA FAIT DES CONNAISSANCES


Sous un vieux pommier, dont les branches chargées de fruits, tombent jusqu’à terre, Nilka est assise. À ses côtés est Cédulie, Mme Brisant ; elle écosse des pois. Toutes deux