Aller au contenu

Page:Larroumet - Racine, 1922.djvu/76

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
72
RACINE.

génie. » Et enfin le passage fameux, si injuste et si amusant dans son injustice :

Le personnage de Bajazet est glacé ; les mœurs des Turcs y sont mal observées ; ils ne font point tant de façons pour se marier ; le dénouement n’est point bien préparé : on n’entre point dans les raisons de cette grande tuerie. Il y a pourtant des choses agréables, et rien de parfaitement beau, rien qui enlève, point de ces tirades de Corneille qui font frissonner. Ma fille, gardons-nous bien de lui comparer Racine, sentons-en la différence. Il y a des endroits froids et faibles, et jamais il n’ira plus loin qu’Alexandre et qu’Andromaque. Bajazet est au-dessous, au sentiment de bien des gens, et au mien, si j’ose me citer. Racine fait des comédies pour la Champmeslé : ce n’est pas pour les siècles à venir. Si jamais il n’est plus jeune, et qu’il cesse d’être amoureux, ce ne sera plus la même chose. Vive donc notre vieil ami Corneille ! Pardonnons-lui de méchants vers en faveur des divines et sublimes beautés qui nous transportent : ce sont des traits de maître, qui sont inimitables ; Despréaux en dit encore plus que moi ; en un mot, c’est le bon goût : tenez-vous-y.

Au reste, dans l’intervalle, un mot d’ordre avait circulé, et il venait de Corneille. Segrais raconte à ce sujet :

Étant une fois près de Corneille, sur le théâtre, à une représentation de Bajazet, il me dit : « Je me garderois bien de le dire à d’autres que vous, parce qu’on diroit que j’en parlerois par jalousie ; mais, prenez-y garde, il n’y a pas un seul personnage dans le Bajazet qui ait les sentiments qu’il doit avoir et que l’on a à Constantinople ; ils ont tous, sous un habit turc, le sentiment qu’on a au milieu de la France.

Segrais retourne la remarque au profit de son interlocuteur. C’était l’argument favori des cornéliens, celui que Saint-Évremond avait formulé le premier à propos d’Andromaque.

Mais les critiques étaient noyées dans un tel flot