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Page:Las Cases - Mémorial de Sainte-Hélène, 1842, Tome II.djvu/178

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nuit, de gagner la terre de sa personne. Napoléon s’y refusa, observant qu’il serait toujours temps de prendre ce parti, et commanda de continuer la route comme si de rien n’était. Cependant la nuit s’était faite, et plus tard l’on entendit les coups de canon, signaux de l’ennemi, mais au loin et de l’arrière, preuve évidente qu’on n’en avait pas été aperçu. Au jour on mouilla dans Fréjus. On sait le reste.

L’Empereur a fini la soirée en citant trois exemples bien bizarres de fortune arrivés vers ces mêmes parages, et à peu près dans les mêmes temps.

Un caporal, déserteur d’un des régiments de l’armée d’Égypte, qui s’était mis dans les mamelouks, y est devenu bey. Il a écrit depuis à son ancien général.

Une grosse vivandière de l’armée est devenue favorite du pacha de Jérusalem : elle ne savait point écrire, mais elle a fait faire des compliments et assurer qu’elle n’oublierait jamais sa nation, et protégerait toujours les Français et les chrétiens. « C’était, disait l’Empereur, la Zaïre du jour. »

Enfin une jeune paysanne du cap Corse, saisie dans un bateau pêcheur par des Barbaresques, a été gouverner le souverain de Maroc. L’Empereur, après quelques communications des relations extérieures, avait, disait-il, fait venir de Corse à Paris le frère de cette paysanne, l’avait tant soit peu décrassé, nippé convenablement, et l’avait envoyé à sa sœur ; mais il n'en avait jamais entendu parler depuis.

Sur les quatre heures j’ai été joindre l’Empereur. Il venait de travailler sous la tente. Le gouverneur avait répondu aux différentes lettres dictées par l’Empereur à M. de Montholon.

À la première, contenant la protestation contre le traité du 2 août et une foule de griefs, il n’a trouvé d’autre réponse que de demander quelle lettre il nous avait retenue. Nous ne pouvions le lui dire précisément, puisque nous ne les avions jamais vues. C’était nous qui le lui demandions ; lui seul le savait.

Quant à la seconde lettre, qui portait que l’Empereur ne recevrait plus jamais personne que par les passes du grand maréchal, comme au temps de l’amiral Cockburn, le gouverneur a répondu qu’il était fâché que le général Bonaparte se trouvât importuné de visites indiscrètes à Longwood, et qu’il allait s’empresser d’y remédier ; ironie révoltante et sans nom dans la position où se trouve l’Empereur, et le sens dans lequel lui avait écrit M. de Montholon !