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Page:Las Cases - Mémorial de Sainte-Hélène, 1842, Tome II.djvu/205

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récriait sur la brutalité des manières de l’Empereur, la dureté de ses paroles, la laideur de sa personne ; d’autres cœurs, mieux disposés, mieux informés, et bien différemment affectés, vantaient ailleurs la douceur de sa voix, la grâce de ses manières, la finesse de son sourire, et surtout sa fameuse main, belle, disait-on, jusqu’au ridicule.

Ces petits avantages, observait-on, mêlés à beaucoup de puissance, à beaucoup plus de gloire encore, pouvaient monter assez naturellement certaines têtes, créer certains romans. Aussi combien aux Tuileries aspiraient à plaire au maître ! combien cherchaient à faire partager un sentiment qu’on éprouvait peut-être réellement soi-même !

L’Empereur riait de nos observations et de nos conjectures ; et puis il convenait qu’à travers ces nuages d’affaires et d’encens, il avait cru plus d’une fois s’en apercevoir. Les moins timides, ou les plus vivement disposées, en avaient même parfois, disait-il, sollicité et obtenu des audiences. Nous en riions à notre tour, et disions que dans le temps elles avaient fourni matière à toute notre gaieté. Mais l’Empereur nous protestait sérieusement que cela avait été tout à fait à tort. Déjà dans une conversation particulière, à Briars, dans nos soirées du clair de lune, qu’on a vue plus haut, l’Empereur m’avait dit de même, et avait détruit tous les bruits d’alors, hormis un seul.

De là la conversation est tombée sur l’âge des femmes et leur répugnance à le laisser connaître. L’Empereur a été fort spirituel et très piquant. On a cité une femme qui a mieux aimé perdre un procès très considérable que d’avouer son âge. Il ne s’agissait que de produire son extrait baptistaire, et elle avait gagné ; mais elle ne put jamais s’y déterminer.

On en a cité une autre qui aimait beaucoup un homme. Elle était convaincue qu’elle trouverait le bonheur en s’unissant avec lui, mais elle ne pouvait l’épouser qu’en montrant son acte de naissance ; elle aima mieux y renoncer.

Enfin l’Empereur lui-même a cité une grande dame qui, en se mariant, avait trompé son mari de cinq ou six ans au moins, en imaginant de produire l’extrait baptistaire d’une sœur cadette morte depuis longtemps. « La pauvre Joséphine s’exposait pourtant là à de grands inconvénients, disait l’Empereur, ce pouvait être réellement un cas de nullité de mariage. » Ces paroles nous ont donné la clef de certaines dates qui, dans le temps, aux Tuileries, exerçaient notre malignité et nos rires, et que nous expliquions alors par la seule galanterie et l’extrême complaisance de l’almanach impérial.