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Page:Las Cases - Mémorial de Sainte-Hélène, 1842, Tome II.djvu/250

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Après le dîner, l’Empereur, s’obstinant toujours à tâcher de se raccommoder, disait-il, avec le poème de son frère Lucien, qu’il avait repris hier au soir et bientôt abandonné, a, comme les deux jours précédents, employé la soirée entre le poème de Charlemagne, qu’il a bientôt quitté derechef, et celui d’Homère, qu’il a repris pour se refaire, disait-il gaiement ; et la censure a recommencé pour le prince Lucien, et l’admiration pour le bon Homère.

La lecture interrompue, on a dit à l’Empereur que Lucien avait tout prêt un autre poème semblable à son Charlemagne ; c’était Charles Martel en Corse, et en outre une douzaine de tragédies. « Mais il a donc le diable au corps ! » s’est écrié l’Empereur.

On lui a dit aussi que son frère Louis avait fait un roman. « Il pourra y avoir de l’esprit, de la grâce, observait-il, mais ce ne sera pas toutefois sans métaphysique sentimentale, ni sans niaiseries philosophiques. »

On lui dit encore que la princesse Élisa avait aussi fait un roman, ce qu’il ne savait pas. Enfin il n’y avait pas jusqu’à la princesse Pauline qui n’eût le sien, disait-on. « Oh ! pour celle-là, a repris l’Empereur, l’héroïne oui, mais l’auteur non ; et à ce compte, prononçait-il, il n’y aurait donc que Caroline qui ne serait pas auteur. Aussi bien, dans sa petite enfance, on la regardait comme la sotte et la Cendrillon de la famille ; mais elle en a bien rappelé ; elle a été une très belle femme, et est devenue très capable, etc. »


Nous manquons de déjeuner – Sophisme de gaieté – Sur les impossibilités, etc. – L’Empereur change et s’affaiblit – Argenterie brisée.


Lundi 16 au jeudi 19.

Le matin, à l’heure accoutumée, mon domestique est venu me dire qu’il n’y avait ni café, ni sucre, ni lait, ni pain pour mon déjeuner. La veille, quelque temps avant l’heure du dîner, me sentant besoin, j’avais demandé une bouchée de pain, on n’avait pu me la donner. C’est ainsi qu’on nous dispute le boire et le manger. On aura de la peine à le croire au loin, sans doute, et pourtant je ne consigne littéralement ici que des faits.

Aujourd’hui, durant notre promenade, madame Montholon chassait un chien qui l’avait approchée. « Vous n’aimez pas les chiens, Madame ? lui disait l’Empereur. – Non, Sire. – Si vous n’aimez pas les chiens, vous n’aimez pas la fidélité, vous n’aimez pas qu’on vous soit fidèle, donc vous n’êtes pas fidèle. – Mais…, mais…, disait-elle. –