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Page:Las Cases - Mémorial de Sainte-Hélène, 1842, Tome II.djvu/299

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Mon Journal ; singularité de l’Empereur à son égard ; il ne l’a jamais revu – Empire de l’opinion – Talma, Crescentini, etc..


Dimanche 6, lundi 7.

Ces deux jours ont amené une circonstance particulière, qui tient de trop près à la nature de mon Recueil pour que je pense à l’omettre. On vient de lire tout à l’heure que l’Empereur avait été fort content de mon Journal ; il y était revenu maintes fois dans le courant du jour, témoignant constamment qu’il aurait un vrai plaisir désormais à le parcourir et à le rectifier. De mon côté, on doit juger qu’elles devaient être toute ma joie et ma satisfaction. Je touchais donc enfin à ce moment tant désiré et sur lequel je n’avais jamais cessé de compter, où ce que j’avais recueilli à la hâte, et peut-être fautivement, allait recevoir un salutaire redressement, une inestimable sanction. Les points incomplets seraient développés, les lacunes se rempliraient, les obscurités recevraient la lumière. Quel trésor de vérités historiques, de nœuds, de secrets politiques j’allais recevoir ! C’était dans ces dispositions, et triomphant, que je me présentai le premier jour à l’heure habituelle avec mon Journal ; mais l’Empereur se mit à dicter sur tout autre sujet, et force fut de se plier au contre-temps. Le lendemain même chose. Cette fois je voulus rappeler à l’Empereur mon Journal ; mais il ne m’entendit pas, et je compris. Je connaissais désormais Napoléon si bien ! il avait au dernier degré l’art de ne pas entendre : il l’employait souvent, et toujours avec intention. C’en fut donc assez pour moi, je n’y revins plus. Toutefois son motif m’occupa d’abord beaucoup, et je finis par en trouver plusieurs que le lecteur supposera peut-être aussi ; et puis encore, c’est que l’occasion ne se représenta plus. À peu de jours de là, je fus arraché d’auprès de lui, car mon heure était venue, sans que rien néanmoins m’eût fait pressentir le moins du monde ce sinistre évènement.

Je viens d’appuyer sur cette circonstance avec une scrupuleuse exactitude, comme un nouveau garant de ma bonne foi, et afin d’assigner la nature précise de mon Journal. Le fond des idées, ce qui est grand surtout, ne saurait être douteux ; mais quant aux détails, que d’erreurs involontaires peuvent s’être glissées dans une rédaction rapide, qui n’a pas été redressée par le seul qui pouvait le faire !

L’Empereur, durant sa toilette, s’est mis à causer d’objets divers. La conversation l’a conduit à parler de l’empire de l’opinion, sur lequel il revient souvent. Il peignait le mystérieux de sa marche, l’incertitude, le caprice de ses décisions. De là il est passé à notre délicatesse nationale, exquise, disait-il, en fait de bienséance ; à la susceptibilité