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Page:Las Cases - Mémorial de Sainte-Hélène, 1842, Tome II.djvu/302

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épuisé tout ce que j’y trouve de mauvais, je devine ce qui m’affecte encore, je me mets à sa place : c’est la crainte d’être rossé par un misérable ; il n’est pas donné à tout prince, à tout général, d’avoir les épaules de ses gardes ou des grenadiers ; n’est pas portefaix qui veut. Le bon Homère remédie à tout cela en faisant ses héros autant de colosses ; mais il n’en est pas ainsi parmi nous. Où en serions-nous, nous autres tous, a-t-il dit en parcourant de l’œil chacun de nous, si l’on en était encore au bon temps où la force du bras était le véritable sceptre ? Voilà Noverraz (son valet de chambre) qui nous sert, il serait notre roi à tous. Il faut donc convenir, a-t-il continué, que la civilisation fait tout pour l’âme, et la favorise entièrement aux dépens du corps. »


Le Polonais aux arrêts par le gouverneur – Paroles de l’Empereur sur son fils et sur l’Autriche – Nouvelles vexations – Nouveaux outrages – Paroles sur lord Bathurst – Nouvelles restrictions – Observations dictées par Napoléon.


Mercredi 9.

Nous marchions pour gagner la calèche. Chemin faisant, on nous a appris que le gouverneur venait de mettre le Polonais aux arrêts. C’est un essai, c’est un avertissement sans doute qu’il veut nous donner. La terreur est le moyen qu’il semble vouloir employer depuis l’arrivée des dernières instructions. Il s’y montre habile ; nous verrons jusqu’à quel point il ira.

En entrant chez l’Empereur, avant dîner, je l’ai trouvé triste, préoccupé, sombre. La conversation l’a conduit à mentionner l’Autriche ; il s’est étendu sur ses torts envers lui, sur les grandes fautes de sa politique, etc. Il a peint la faiblesse du souverain, qui n’a montré d’énergie, disait-il, que pour se perdre en morale aux yeux des peuples.

Il s’est arrêté sur la vénalité, la dépravation, l’immoralité de ceux qui ont conseillé et accompli. De là, il est passé à l’aveuglement de la politique de l’Autriche ; il a peint sa position fausse et dangereuse. « Elle se trouvait, disait-il, dans un péril des plus imminents, se laissant complaisamment embrasser en front par un colosse, quand elle n’avait pas à reculer d’un pas ; car sur ses derrières et sur son flanc elle n’avait que des abîmes, etc. »

De là l’Empereur est arrivé naturellement à parler de son fils. « Quelle éducation lui donnera-t-on ? disait-il. De quels principes nourrira-t-on son enfance ? Et s’il allait avoir la tête faible ! s’il allait tenir des légitimes ! Si on allait lui inspirer l’horreur de son père ! Cette idée fait frémir ! observait-il douloureusement. Et pourtant quel pourrait être le contre-poison à tout cela ? Il ne saurait y avoir désormais d’intermédiaire sûr de tradition fidèle entre lui et moi ; tout au plus un