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Page:Las Cases - Mémorial de Sainte-Hélène, 1842, Tome II.djvu/338

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grand maréchal tout le matin. Il était ennuyé, pesant, et pourtant agité ; il cherchait de toute manière à se distraire ; enfin il est rentré dans sa chambre, n’y pouvant plus tenir. Il est certain que le temps et les circonstances concourent sans doute à nous créer une espèce de tourment nouveau et difficile à supporter ; la saison est aigre et prend sur les nerfs. Les mesures accumulées contre nous sont pires encore ; chaque parole du gouverneur porte autour de nous la désolation et la douleur. Aujourd’hui il a signifié l’éloignement de quatre individus de l’établissement ; et des larmes amères et générales ont coulé parmi tous les gens, les uns par la douleur de s’éloigner, les autres par le chagrin de voir enlever leurs compagnons, et la crainte de partager bientôt à leur tour le même sort. C’était la redoutable Scylla enlevant du vaisseau d’Ulysse quatre des siens pour les dévorer.

Le gouverneur m’a fait dire aussi qu’il m’enlèverait mon domestique, habitant de l’île, dont j’étais fort content. Il a craint sans doute qu’il ne me fût trop attaché. Il se propose de m’en donner un lui-même, ce dont je le remercie et n’aurai garde d'en profiter.

L’Empereur a peu mangé à dîner ; mais après le dessert il s’est mis à causer : il a pris le sujet de ses premières années ; il s’est animé. C’est toujours pour lui un objet plein d’attraits, une source toujours nouvelle d’un vif intérêt ; il répétait une partie de ce que j’ai déjà dit ailleurs ; il se reportait à cet heureux âge, disait-il, où tout est gaieté, désir, jouissance ; à ces heureuses époques de l’espérance, de l’ambition naissante, où le monde tout entier s’ouvre devant vous, où tous les romans sont permis. Il parlait du temps de son régiment, des plaisirs de la société, des bals, des fêtes. En parlant de la somptuosité de l’une d’elles, qu’il élevait fort haut : « Après tout, disait-il, je ne saurais trop guère la classer ; car il est à croire que mes idées de somptuosité d’alors sont un peu différentes de celles d’aujourd’hui, etc. »

Il nous disait, en recherchant certains détails, qu’il lui serait difficile d’assigner sa vie année par année. Nous lui disions que, s’il pouvait seulement se rappeler quatre ou cinq de ses années, nous nous chargerions de toutes les autres. De là, il est revenu sur son début militaire à Toulon, les causes qui l’y avaient fait envoyer, les circonstances qui avaient fait ressortir ses moyens, l’ascendant subit que lui avaient donné ses premiers succès, l’ambition qu’ils avaient fait naître ; et tout cela, disait-il, n’allait pas encore fort haut. « J’étais loin de me regarder encore comme un homme supérieur. » Et il a répété que ce n’était qu’après Lodi que lui étaient venues les premières idées de la haute ambition,