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Page:Las Cases - Mémorial de Sainte-Hélène, 1842, Tome II.djvu/407

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issus de moi se trouvassent en harmonie avec la cause première, sous peine de manquer le résultat. Le réseau gouvernant dont je couvris le sol requérait une furieuse tension, une prodigieuse force d’élasticité, si l’on voulait pouvoir faire rebondir au loin les terribles coups dont on nous ajustait sans cesse : aussi la plupart de ces ressorts n’étaient-ils, dans ma pensée, que des institutions de dictature, des armes de guerre. Quand le temps fût venu pour moi de relâcher les rênes, tous mes filaments aussi se seraient sympathiquement détendus, et nous aurions alors procédé à notre établissement de paix, à nos institutions locales. Si nous n’en avions encore aucune, c’est que la crise ne les admettait pas. Nous eussions infailliblement succombé tout d’abord si nous en eussions été pourvus dès le principe ; et puis, il faut le dire, nous n’étions pas mûrs pour en faire un bon usage. Il ne faut pas croire que la nation fût déjà prête pour manier dignement sa liberté. La masse avait encore, dans l’éducation et le caractère, trop de préjugés du temps passé. Cela serait venu ; nous nous formions chaque jour, mais nous avions encore beaucoup à gagner. Lors de l’explosion de la révolution, les patriotes en général se trouvèrent tels par nature, par instinct. Ce sentiment se trouva dans leur sang, ce fut chez eux une passion, une frénésie ; et de là, l’effervescence, les excès, l’exagération de l’époque. Mais ce n’est pas à coups de massue et par soubresauts qu’on peut naturaliser le système moderne, en jouir ; il faut l’implanter dans l’éducation, et que ses racines s’embranchent avec la raison, la conviction même, ce qui doit infailliblement avoir lieu avec le temps, parce qu’il repose sur des vérités naturelles. Mais ceux qui composaient les générations de nos jours, ajoutait-il, demeuraient si naturellement dominateurs, si avides du pouvoir, l’exerçaient avec tant d’importance, pour ne pas dire plus, et pourtant en même temps étaient si prêts, d’un autre côté, à courir au-devant de la servitude !… Nous étions toujours entre ces deux vices. Dans tous mes voyages, disait-il, j’étais constamment obligé de dire à mes premiers officiers placés à mes côtés : Mais laissez donc parler M. le préfet. Allais-je à quelque subdivision du département, c’était alors au préfet que j’étais obligé de dire : Mais, laissez donc répondre M. le sous-préfet ou M. le maire ; tant chacun s’empressait d’éclipser le voisin, et comprenait peu le bien qui pouvait dériver d’une communication directe avec moi ! Envoyais-je mes grands officiers, mes ministres, présider les collèges électoraux, et leur recommandais-je de ne pas se faire nommer candidats au Sénat, que cette place leur était assurée