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Page:Las Cases - Mémorial de Sainte-Hélène, 1842, Tome II.djvu/680

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circonstances. Il était comme un homme qui regarde les changements de décorations à l’Opéra, sans jamais penser à la machine qui les met en mouvement ; il n’a pas cru me faire un grand tort en se séparant de moi la première fois, car il ne se serait pas joint aux alliés. Il calcula que je serais obligé de céder l’Italie et quelques autres pays ; il n’a jamais envisagé ma ruine. »

Le gouverneur s’est rendu chez le général Bertrand et lui a fait connaître que M. Manning avait apporté au nom de lady Holland quelques présents qui lui étaient destinés ; qu’il était aussi arrivé, adressé par un sculpteur de Livourne, un buste du jeune Napoléon ; qu’il désirait savoir si le général Bonaparte le recevrait. Bertrand lui répondit affirmativement ; mais il fallait renvoyer en échange au sculpteur un cadeau de cent guinées.

Napoléon m’a demandé si je connaissais ce qui avait été dit dans l’île, sur ce buste ; je répondis que j’en avais entendu parler. « Pourquoi ne m’en avez-vous rien dit ? ajouta Napoléon. J’avais résolu, si ces objets ne m’eussent pas été remis, de rédiger une plainte qui aurait fait dresser les cheveux à la tête de tout Anglais. J’aurais raconté des choses qui eussent fait exécrer cet infâme Hudson Lowe par toutes les mères d’Angleterre. J’ai su qu’il avait délibéré à ce sujet, et que son premier ministre Reade avait ordonné que le buste fût brisé. Sa femme lui aura sans doute reproché l’atrocité d’un pareil procédé. »

Dans la même conversation, Napoléon m’a parlé de sa mère. « Mon excellente mère, dit-il, est une femme d’âme et de beaucoup de talent[1] ; elle a un caractère mâle, fier et rempli d’honneur Elle vendrait tout pour moi, jusqu’à sa chemise. Je lui avais assigné un million par an, outre un palais, et je lui faisais beaucoup de présents. Je dois ma fortune à la manière dont elle m’a élevé : je suis d’avis que la bonne ou mauvaise conduite à venir d’un enfant dépend entièrement de sa mère. Elle est très-riche. Plusieurs personnes de ma famille ont réfléchi que je pouvais mourir, qu’il pouvait arriver des accidents, et en conséquence ont eu soin de se conserver une partie de leur fortune. Joséphine est morte riche de dix-huit millions. Elle était protectrice des arts. Elle avait fréquemment de petites querelles avec Denon et avec moi, parce qu’elle voulait se procurer aux dépens

  1. Madame mère, lorsque j’eus l’honneur de la voir a Rome (en 1819), gardait les restes d’une grande beauté ; elle était pleine de dignité. Ses manières étalent nobles, et sa conduite conforme au caractère de la mère de Napoléon. — Elle ne voyait que peu de société ; Je crois que nous sommes, le duc Hamilton et moi, les seuls Anglais qui aient diîné chez elle. Sa maison était tenue avec magnificence, bien qu’elle vécût presque en famille, sans faste.