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Page:Las Cases - Mémorial de Sainte-Hélène, 1842, Tome II.djvu/705

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commencé avant le 20 décembre, vingt jours plus tard qu’il ne commença. Quand j’étais à Moscou, le froid était à trois degrés, et le Français le supportait avec plaisir ; mais pendant la marche, le thermomètre descendit à dix-huit degrés, et presque tous les chevaux périrent. J’en perdis trente mille en une nuit ; on fut obligé d’abandonner presque toute l’artillerie, forte alors de cinq cents pièces : on ne pouvait emporter ni munitions, ni provisions. Nous ne pouvions, faute de chevaux, faire une reconnaissance, ou envoyer une avant-garde de cavalerie pour chercher la route. Les soldats perdaient le courage et la raison, et tombaient dans la confusion ; la circonstance la plus légère les alarmait. Quatre ou cinq hommes suffisaient pour effrayer tout un bataillon. Au lieu de se tenir réunis, ils erraient pour chercher du feu. Ceux que l’on envoyait en éclaireurs couraient se réchauffer dans les maisons ; ils se répandaient de tous côtés, se débandaient et devenaient facilement la proie de l’ennemi. D’autres se couchaient par terre, s’endormaient ; un peu de sang sortait de leurs narines, et ils mouraient en dormant. Des milliers de soldats périrent de cette manière. Les Polonais sauvèrent quelques-uns de leurs chevaux, et un peu de leur artillerie ; mais les Français et les soldats des autres nations n’étaient plus les mêmes hommes. La cavalerie a surtout souffert ; sur quarante mille hommes, trois mille à peine ont été sauvés. Sans l’incendie de Moscou, j’aurais achevé l’entreprise après l’hiver.

« Il y avait dans cette ville à peu près quarante mille habitants qui étaient pour ainsi dire esclaves. J’aurais proclamé la liberté de tous les esclave, en Russie, et aboli le vasselage et la noblesse. Cela m’aurait procuré l’union d’un parti immense et puissant. J’aurais fait la paix à Moscou, ou bien j’aurais marché sur Pétersbourg l’année suivante. Alexandre le savait bien ; aussi avait-il envoyé ses diamants, ses objets précieux et ses vaisseaux en Angleterre. Sans cet incendie, j’aurais complétement réussi. Je les avais battus dans une grande action à la Moscowa ; j’attaquai avec quatre-vingt-dix mille hommes l’armée russe, forte de deux cent cinquante mille, et fortifiée jusqu’aux dents, et la défis complétement. Soixante-dix mille Russes restèrent sur le champ de bataille. Ils eurent l’impudence de dire qu’ils avaient gagné la bataille, bien que je marchasse sur Moscou. Deux jours après, j’étais au milieu d’une belle ville, approvisionnée pour un an ; car, en Russie, il y avait toujours des provisions pour plusieurs mois avant que la gelée ne vînt. Les magasins de toute espèce étaient