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Page:Las Cases - Mémorial de Sainte-Hélène, 1842, Tome II.djvu/779

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transplanter des arbres dans une terre sans humidité, sous un ciel brûlant ; c’est peine perdue, vous n’en élèverez pas un. » Je l’assurai qu’il présumait trop mal du pays où il commandait ; que nos élèves venaient à merveille, que plusieurs bourgeonnaient déjà. Il secoua la tête, et s’éloigna. Lorsque l’Empereur connut cette rencontre, il dit : « Ce misérable m’envie les instants qu’il n’empoisonne pas. Il appelle ma mort. Qu’il se rassure ; ce ciel horrible est chargé du forfait : il le consommera plus tôt qu’il ne pense. »

Au train dont nous allions, nous eussions bientôt exploité l’île entière. Napoléon s’en aperçut, ralentit les travaux, nous restâmes seuls pour achever les semis. J’ouvrais le sillon, il répandait la semence, la couvrait, raisonnait, contait une anecdote et n’arrêtait que pour me faire une plaisanterie. Un jour qu’il disposait une touffe de haricots, il aperçut des radicules et se mit à discourir sur les phénomènes de la végétation. Il les analysait, les discutait avec sa sagacité ordinaire, et en concluait l’existence d’un être supérieur qui présidait aux merveilles de la nature. « Vous n’en croyez rien, docteur ; vous autres médecins, vous êtes au-dessus de ces faiblesses. Dites-moi, vous qui connaissez le corps humain, qui en avez fouillé tous les détours, avez-vous jamais rencontré l’âme sous votre scalpel ? Où réside-t-elle ? dans quel organe ? » Je tardais à répondre. « Allons, franchement, il n’y a pas un médecin qui croie en Dieu, n’est-ce pas ? — Non, Sire, l’exemple les séduit, ils prennent le mot des mathématiciens. — Eh ! mais ceux-ci sont ordinairement religieux… Votre récrimination cependant me rappelle un mot curieux. Je m’entretenais avec L***, je le félicitais d’un ouvrage qu’il venait de publier, et lui demandais comment le nom de Dieu, qui se reproduisait sans cesse sous la plume de Lagrange, ne s’était pas présenté une seule fois sous la sienne. « C’est, me répondit-il, que je n’ai pas eu besoin de cette hypothèse. » Nous n’étions la plupart que des athées. Du reste, aussi poltrons que peu crédules, nous n’y étions plus dès que le canon tonnait ; les plus habiles se déconcertaient à la vue du champ de bataille, ce n’était qu’à force de temps, d’habitude qu’ils acquéraient l’assurance nécessaire aux opérations. Il avait souvent réfléchi à ce trouble funeste. Il eût voulu qu’il ne fût permis de courir la clientèle qu’après avoir fait une campagne ou deux. Il rendit hommage aux services de la chirurgie militaire, loua son zèle et vanta beaucoup la constance qu’elle avait déployée dans plusieurs circonstances difficiles. Il l’avait, au reste, constamment surveillée, encouragée.

Nous jardinions, nous causions, nous nous entretenions d’histoire