Aller au contenu

Page:Le Ménestrel - 1896 - n°30.pdf/3

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
235
LE MÉNESTREL

M. Gabriel Monod, évoquant les souvenirs de la ferveur durable avec laquelle un auditoire bien différent de celui d’aujourd’hui assista à la révélation du chef-d’œuvre de l’art nouveau[1]. Depuis ce temps l’œuvre de Wagner s’est vulgarisée, et ceux qui, naguère, manifestaient de la méfiance, sont les premiers à accourir et à crier que cela est beau, comme dit le personnage de Molière, « avant que les chandelles soient allumés ». En effet, jamais la foule cosmopolite n’a été plus grande à Bayreuth que cette année. Les Français y forment un contingent plus que respectable : on assure que, pour l’ensemble de la saison, quinze cents places environ ont été louées par la France, c’est-à-dire environ un quart des places disponibles pour les cinq séries ! Même, ce n’est pas seulement dans la salle que sont les Français, mais pour la première fois deux artistes parisiens prennent part à l’exécution de Bayreuth : M. Édouard Risler, le jeune et éminent pianiste sorti naguère de notre Conservatoire, a rempli des fonctions de chef de chant aux répétitions et M. Friedrich, premier violon à la Société des Concerts, a pris place au même pupitre dans l’orchestre caché.

Ce n’est pas dans une simple correspondance que je pus songer à étudier une œuvre aussi complexe, aussi différente de tout ce qui avait été fait antérieurement, et qui soulève de si nombreux problèmes. Je me bornerai donc aujourd’hui à noter les impressions générales ressenties au cours de cette quadruple représentation.

Dimanche 19 juillet. — Das Rheingold (l’Or du Rhin.).

Les trompettes ont rassemblé le public dans la salle par la courte et incisive fanfare qui forme le motif de Donner, le dieu des éléments. Un dernier appel résonne, destiné à stimuler les retardataires, mais il n’y en a aucun : chacun est à sa place ; l’on s’assied silencieusement, et ce petit frisson qui précède toujours l’attente des grandes choses court dans l’auditoire… La nuit se fait, et la note grave des basses résonne avec une profondeur mystérieuse. Le prélude se déroule avec des scintillement de sonorité merveilleux : c’est bien là qu’il faut l’entendre, estompé par l’éloignement, atténué par la cloison de l’orchestre, et non à découvert, comme dans nos concerts. Le rideau s’ouvre, et l’on voit le fond du Rhin, avec les trois ondines qui nagent en disant leur chant onduleux. La lumière est parfaitement réglée, les mouvements des nageuses réglés de façon à produire la plus complète illusion ; les voix sont belles et harmonieuses ; le gnome Albérich leur répond avec une rude énergie : bref, de cette première scène, nous sommes introduits sans efforts, et de la façon la plus complète, en ce milieu mystique dans lequel l’œuvre se développe pendant quatre jours.

Les dieux du Walhalla apparaissent sur leur montagne fleurie, tandis qu’au loin se dresse leur burg tout neuf. Les épisodes divers se succèdent, pleins de mouvement, de fougue, de fantaisie, d’imagination. Ce prologue de la grande œuvre épique n’est, en effet, qu’une comédie ; les dieux qui y jouent leur rôle sont loin d’avoir la majesté que conservent toujours les dieux de l’Olympe : ce sont des hommes, beaucoup plus proches de nous, et ne cherchant à cacher leurs fautes et leurs vices sous aucun dehors d’apparat. La musique a des coins charmants et ingénieux : parfois elle est si fine qu’elle se perd dans la grande salle et sous la cloison de l’orchestre. Mais à la fin elle retrouvera toute sa puissance. Donner, de son marteau, rassemble les éléments, l’éclair jaillit, l’arc-en-ciel est le pont qui servira à conduire les dieux dans leur nouveau palais ; toutes les voix de l’orchestre se combinent en une resplendissante symphonie descriptive. Et c’est la preuve d’un art admirable que cette idée d’avoir encadré ce beau conte de fées entre deux tableaux de nature merveilleusement décrits : le fond du Rhin, avec ses transparences fantastiques, et l’orage par l’effet duquel les dieux peuvent pénétrer dans leur hautaine demeure.

Lundi 20 juillet. — Die Walkure (la Valkyrie).

Le deuxième acte de la Valkyrie, si décrié, nous a révélé des impressions tout à fait neuves : cela se conçoit, car on peut dire que, sous sa véritable forme, il nous était à peu près inconnu. Je conçois que, dans l’œuvre considérée comme un opéra isolé, le long récit de Wotan à Brünhilde puisse être jugé comme une sorte de superfétation. Les amours de Siegmund et de Sieglinde, qui ne sont qu’un simple épisode, ainsi que le châtiment de Brünhilde, deviennent dès lors l’œuvre entière, et absorbent complètement l’attention. Mais, dans l’ensemble de la tétralogie, ce récit est capital ; nulle part ailleurs on n’a davantage l’impression de ce sentiment, à la fois primitif et compliqué, qui est celui du mythe comme Wagner l’a compris et traité. Et puis, ce même acte renferme encore la scène la plus émouvante peut-être de l’œuvre entière, l’annonce de la mort de Siegmund par Brünhilde, et c’est ici seulement, dans ce milieu attentif et captivé d’avance, qu’on en peut comprendre la sublime grandeur et, en même temps, embrasser sans peine le long développement. Pour les deux autres actes, ils sont assez connus de nos lecteurs parisiens pour que je n’aie rien de bien neuf à leur communiquer : je me borne à dire que les excellentes dispositions intérieures du théâtre de Bayreuth et la belle interprétation de tous les artistes ont permis aux belles scènes du premier acte, ainsi qu’à la fantastique chevauchée et à la prestigieuse scène finale, de produire tout leur effet.

Mardi 21 juillet. — Siegfried.

Siegfried, c’est l’éclair de joie au travers de l’œuvre ; c’est une comédie au milieu du drame le plus tragique ; c’est, dans l’immense symphonie en quatre journées, un scherzo, entre le profond adagio de la Valkyrie et le puissant finale qui a nom le Crépuscule des Dieux. La nature exubérante et libre du héros donne aux scènes du premier acte une animation et une vie extraordinaire : au second, c’est un tableau d’une merveilleuse poésie, auquel la musique apporte l’élément de ses couleurs les plus subtiles et les plus variées. Parfois passe, avec une grandeur mélancolique et douloureuse, la puissante figure de Wotan, « le Voyageur », le dieu conscient de sa déchéance, et qui sait que la fin des dieux approche. Mais surtout, au dernier acte, l’élément humain reprend toute sa suprématie, et la musique acquiert une richesse et une puissance d’accent incroyables ; rien n’est plus vibrant, plus chaud, plus passionné que ce long duo d’amour, cet appel à la lumière, à la joie de vivre (contre-partie, en quelque sorte, de celui de Tristan, qui appelle la mort pour conclusion), où les mélodies les plus ardentes passent tour à tour, avec une infinie variété, de l’orchestre aux voix, et qui, après un épisode que domine la mélodie la plus caressante, s’achève en une fanfare de triomphe d’une passion presque sauvage dans son intensité !

Mercredi 22 juillet. — Götterdämmerung (Le Crépuscule des dieux).

Et voici la dernière journée, qui résume en sa conclusion tragique le sentiment général de l’œuvre : moins mythique cependant en sa forme extérieure, puisqu’ici les dieux n’apparaissent plus comme personnages agissants et que les principaux acteurs du drame appartiennent à une époque moins éloignée de nous, — historique déjà.

De ce fait même, la forme dramatique et musicale s’est quelque peu modifiée : le 2e acte du Crépuscule des dieux se rapproche fort, par certains côtés, du style habituel de l’opéra ; il y a des chœurs, des ensembles, des cortèges, toutes choses dont les trois premières journées nous avaient complètement privés… La privation n’était point trop dure, d’ailleurs, et l’on ne saurait dire que ce 2e acte soit celui qui nous ait réservé les meilleures impressions, — au contraire. Mais quel sublime chef-d’œuvre que le 3e acte tout entier ! Il est lumineux d’un bout à l’autre, et atteint, à la fin, aux plus prodigieux sommets auxquels il ait jamais été donné à un esprit humain d’arriver. C’est d’abord le ravissant tableau des filles du Rhin, si différent de celui de la première journée, — en plein soleil, clair, délicat, harmonieux, non sans quelques accents qui font pressentir déjà la beauté tragique du dénouement ; puis le récit de Siegfried, rappelant les motifs les plus significatifs de l’œuvre précédente ; la mort de Siegfried, et le morceau qui l’accompagne, sur la beauté duquel il ne me semble pas qu’il y ait plus rien à dire ; enfin, cette colossale et sublime scène de la mort de Brünhilde, qui s’achève par la prodigieuse symphonie de l’écroulement du Walhalla, et à la fin de laquelle se succèdent, en une synthèse musicale qui résume avec une étonnante clarté l’idée de toute l’œuvre, les trois motifs des dieux, des héros, enfin de l’amour humain qui doit désormais régner en souverain maître !

Pour la première fois nous avons pu avoir une idée complète, une vue d’ensemble générale de cette œuvre exceptionnelle : une interprétation très digne de cette œuvre y a coopéré. C’est bien en effet du fond de l’orchestre caché de Bayreuth que doivent sortir les sonorités merveilleuses combinées dans ce but par l’auteur : sauf dans quelques coins de Rheingold, tout, en effet, a été excellemment pondéré. M. Hans Richter, qui déjà avait conduit en 1876, a également dirigé l’exécution de cette première série, et c’est assez dire que l’esprit même de l’auteur l’animait[2].

M. Hans Richter n’est pas le seul artiste qui ait pris par à l’exécution d’il y a vingt ans. Une plaque commémorative, placée récemment devant le théâtre, nous fait connaître qu’en effet trois autres artistes que nous avons revus y figuraient déjà : M. Vogl, et les deux sœurs

  1. Le Jubilé des Nibelungen, article de M. G. Monod dans le premier numéro de la revue Cosmopolis.
  2. Comme toujours, les instruments à vent sont bien médiocres dans l’orchestre de Bayreuth. Quand donc une de nos flûtes et un de nos hautbois français voudront-ils y aller faire leur partie ? Alors ce sera parfait.