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Page:Le Ménestrel - 1896 - n°30.pdf/4

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LE MÉNESTREL

Lilli et Marie Lehmann. Le premier a repris son rôle de Loge dans le Rheingold, qu’il interprète avec une légèreté et une finesse incroyable pour qui lui a vu jouer avec tant de force tragique — et une si mauvaise voix — le rôle de Tristan. Quant aux sœurs Lehmann, elles jouaient, en 1876, les rôles de deux filles du Rhin : Mlle Marie Lemann a, cette fois, pris celui d’une des trois Nornes ; pour Mlle Lilli Lehmann-Kalisch, elle s’est trouvée cette fois au premier plan avec le rôle de Brünhilde. Nous en parlerons tout à l’heure.

L’interprétation général a été impeccable : elle a eu ceci d’excellent que les moindres rôles ont été tenus par des artistes excellents. Les trois filles du Rhin, Mlles Artner, Rösiag et Fremstadt, — les huit valkyries, Mmes Meyer, Weed, Heinck-Schumann, Aldridge, Reuss-Belu, plus les trois déjà nommées, — les trois Nornes, prises également dans le personnel mentionné, ont interprété toutes les scènes d’ensemble de la façon la plus magistrale : les valkyries, notamment, ont une énergie d’accent à laquelle les valkyries parisiennes nous ont peu habitués. Deux artistes à tirer hors de pair sont Mlle Bruma, qui nous a montré une Fricka d’une superbe allure, et Mme Heinck-Schuman, qui a dit les prophéties d’Erda avec une voix d’une rare puissance.

Parmi les hommes, les deux Nibelungen, Alberich et Mime, ont trouvé en MM. Friedrichs et Brener d’excellents interprètes. Ce dernier, élève à l’école de Bayreuth, débutait ; il fait, certes, honneur à ses maîtres : c’est un acteur du plus grand talent. Quant aux rôles de premier plan, ils sont si écrasants que l’on ne saurait exiger de leurs interprètes une pareille perfection. Plusieurs, cependant, ont été dignes de les personnifier, et cela est le plus bel éloge qu’on en puisse faire. Comme toujours, le ténor reste l’oiseau rare : assurément, M. Gerhäuser a été un Siegmund de belle attitude ; il ne nous a cependant pas fait oublier M. Van Dyck, dont Siegmund ne fut pourtant pas le meilleur rôle. M. Gräning a, le jour de Siegfried, joué le rôle principal, non sans qualités, mais avec quelques erreurs qui l’ont fait remplacer, dans le Crépuscule des Dieux, par un autre débutant de l’école de Bayreuth, M. Burgstaller : celui-ci a une belle voix et interprète le rôle avec une belle ardeur juvénile ; il a pourtant beaucoup encore à apprendre, comme chanteur surtout. M. Perron nous montre un Wotan blond, bien disant et de bel aspect, mais dont la voix, d’un beau timbre d’ailleurs, a trop souvent des intonations douteuses.

Par contre, Sieglinde et Brünhilde ont trouvé des interprètes tout à fait supérieures. La première, c’est Mme Sucher, l’admirable Yseult que l’on sait ; elle fait une Sieglinde ardente et a donné aussi un accent passionné, qui nous était presque inconnu, à la scène du premier acte de la Valkyrie. Pour Brünhilde, ce rôle écrasant a été interprété par Mme Lilli Lehmann avec une vaillance qui n’a de comparable que le talent de l’artiste. Mme Lemann est certes, comme pure cantatrice, une des plus impeccables que l’on puisse entendre ; ne croyez pas que cela soit inutile dans l’œuvre de Wagner : elle nous l’a bien montré dans ce rôle de la vierge guerrière qui, parfois, aurait pu être rendu avec plus de violence, mais dont les parties expressives et passionnées ont été dites d’une incomparable manière. La scène finale de Siegfried, ainsi que la mort de Brünhilde, ont, grâce à cette grande artiste, produit l’impression profonde que l’on devait attendre de leur sublime conception.

Julien Tiersot.

LES CONCOURS DU CONSERVATOIRE


Jusqu’à l’heure où j’écris, et bien que la série des concours de 1896 soit déjà assez avancée, nous n’avons vu se produire encore à aucun d’eux une de ces manifestations aigrelettes ou héroï-comiques comme on en voit régulièrement chaque année. Et pourtant, la chaleur cette fois aurait bien pu monter les têtes, car elle s’est montrée vraiment impertinente et sans pitié, et les ombrages frais du Conservatoire n’étaient pas pour calmer les nerfs des gens naturellement irascibles. J’oubliais cependant : il s’est bien produit une petite manifestation, mais complètement isolée et absolument personnelle, à ce point qu’elle n’a été connue que de ceux qui en étaient tout proches. C’était à l’issue du concours de chant pour les hommes. Lorsque la séance, qui avait été chaude, — oh oui ! — fut terminée, et que M. Théodore Dubois, le nouveau directeur, eut proclamé les récompenses, une petite voix féminine s’éleva, furieuse, dans un coin de l’orchestre et s’écria rageusement : « C’est une infamie ! on n’a rien donné à X…, on a oublié X…, qui a été un des meilleurs du concours. C’est une infamie ! » Puis, la petite voix rageuse, qui ne trouvait point d’écho (car X…, avait été fort mauvais), se perdit dans le brouhaha ordinaire des fins de séances. Renseignement pris, et si ce que l’on m’a dit est vrai, la voix en question était la propriété de l’épouse absolument légitime de X…, dont la fureur alors, si elle n’est pas aussi légitime, est du moins compréhensible. En somme, ce pseudo-scandale a passé complètement inaperçu.

Et sans m’étendre sur ce sujet d’un intérêt médiocre, j’attaque aussitôt le compte rendu des concours de la présente année.

CONTREBASSE

C’est, comme d’ordinaire, par le concours de contrebasse que s’ouvrait la série des grands concours publics. Il est certain qu’au point de vue strictement musical cette séance n’offre qu’un intérêt médiocre, et que le plaisir est relatif d’entendre une demi-douzaine de jeunes gens s’escrimer sur un instrument dont le charme et la douceur ne sont évidemment pas les qualités dominantes. Mais cet intérêt est grand pour qui sait les services que cet instrument puissant rend dans nos orchestres, auxquels il donne l’aplomb, la force et l’équilibre, et combien sont nécessaires l’habileté et la solidité des contrebassistes. On n’a, pour s’en rendre compte, qu’à songer au rôle si important que joue la contrebasse dans la Symphonie pastorale et dans le prodigieux récitatif de la Symphonie avec chœurs de Beethoven. Je cite au hasard ces deux exemples ; mais combien d’autres seraient à invoquer pour justifier la sympathie que la contrebasse inspire à tous les musiciens, sans souhaiter qu’on en veuille faire un instrument de virtuosité, à l’exemple des Dragonetti et des Bottesini !

La classe de M. Viseur, qui présentait cette fois six élèves, m’a paru en progrès sensibles sur l’année dernière. Aussi a-t-elle obtenu quatre nominations, qui ont paru à tous parfaitement justifiées. Le premier solo de Verrimst, qui était choisi pour l’épreuve, est un morceau bien fait, bien conçu pour mettre en relief les qualités de l’exécutant, et qui a le mérite d’être écrit avec style, ce qui n’est pas à dédaigner, même lorsqu’il s’agit de la contrebasse. C’est M. Charon, second prix de l’an dernier, qui, à l’unanimité, s’est vu décerner le premier. C’était justice. Si l’on pourrait souhaiter chez lui un peu plus de son, si l’archet est peut-être parfois un peu court, du moins le jeu est sûr et précis, les doigts sont solides, il n’y a qu’à louer le style et la justesse, et l’ensemble est excellent. J’ajoute qu’il a déchiffré avec beaucoup de sûreté le morceau écrit pour la circonstance par M. Pierné.

Le second prix a été attribué à M. Laporte, dont le jeu dans son ensemble est très satisfaisant. Bon détaché, phrasé intelligent, un certain sentiment du style, telles sont ses qualités. Lui aussi a lu avec habileté. Deux premiers accessits ont été décernés, l’un à M. Chagny, qui concourait pour la première fois, l’autre à M. Boucher, qui avait obtenu le second l’année précédente. M. Chagny se tient mal, en se courbant et en se couchant pour ainsi dire sur son instrument, qui n’en peut mais. Cette réflexion faite, il faut louer la correction de son jeu, qui n’est point sans chaleur, et dont l’ensemble est bien équilibré. On peut en dire à peu près autant de M. Boucher. L’un et l’autre promettent de bons artistes pour nos orchestres. Tous deux ont déchiffré d’une façon satisfaisante.

ALTO

Entre toutes les réformes que les réformateurs infatigables du Conservatoire ne cessent de réclamer depuis longues années, se trouvait la création d’une classe d’alto. Les voilà satisfaits, et la classe est créée. Pour ma part, j’avoue n’en avoir jamais reconnu la nécessité. Qu’est-ce, en effet, que l’alto ? un instrument dont le format est un peu plus grand que celui du violon, mais dont le mécanisme est absolument le même, et qui ne présente aucune difficulté particulière. Il s’agit seulement, pour obtenir la justesse, d’écarter les doigts d’une façon imperceptible, puis, au point de vue de la lecture, de connaître la clé d’ut 4e ligne, ce qui n’est pas absolument la mer à boire. Mais quel est le violoniste qui n’a pas joué, qui ne joue pas l’alto ? Pour ma part, à treize ans, je gagnais ma vie en faisant ma partie d’alto à l’orchestre, malgré la petitesse de mes mains à cet âge, car c’est ainsi que je débutai dans cette brillante carrière, et à dix-huit ans, j’avais joué l’alto de tous les quatuors d’Haydn et de Mozart, parce que, dans nos petites réunions de jeunes gens pour faire de la musique d’ensemble, chacun de nous tenait l’alto à tour de rôle. Il en est assurément de même aujourd’hui. À quoi donc sert une classe d’alto ? Est-ce qu’on créera aussi une classe spéciale de petite flûte, sous prétexte que ladite petite flûte justifie son nom en étant plus petite que la grande ? Cela me paraîtrait tout aussi utile.

Quant à la musique spéciale d’alto, elle n’est pas absolument commune et elle l’est si peu qu’au Conservatoire de Bruxelles, où il existe une classe d’alto, je vois qu’au concours de fin d’année on fait